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vendredi 24 février 2012

L’omniprésence de modèles inatteignables enferme nombre de femmes dans la haine d’elles-mêmes

Sur un autre blog évoquant le Huffington Post et l'affaire du Carlton de Lille, je viens de lire une fois de plus un commentaire de commentateur masculin trouvant légitime de donner son appréciation personnelle (de connaisseur sans doute) sur l'attractivité ou le manque d'attractivité selon lui de Nafissatou Diallo, présumée victime de LienDominique Strauss-Kahn dans l'affaire du Sofitel de New York. Ce commentateur ne se pose bien sûr pas les questions ni de savoir si son appréciation intéresse quelqu'un, ni si sa propre apparence physique dépasse en quoi que ce soit celle de la personne qu'il se permet de juger. Suprêmement hideux ou acceptable pour les autres, ce commentateur qui se garde bien de décrire sa propre personne se croit au marché aux femmes et compare sans se gêner aucunement le produit Nafissatou Diallo et le produit Anne Sinclair.
Héloïse ayant évoqué cet article ci-dessous sur un blog parlant de l'apparence féminine, j'ai eu envie de le publier ici :


Ce livre comble un vide. Peu d’analyses récentes travaillent sur la presse dite féminine, les groupes industriels de produits de beauté et les relations entre image et construction/destruction de soi.

« Autant l’admettre : dans une société où compte avant tout l’écoulement des produits, où la logique consumériste s’étend à tous les domaines de la vie, où l’évanouissement des idéaux laisse le champ libre à toutes les névroses, où règnent à la fois les fantasmes de toute-puissance et une très vieille haine du corps, surtout lorsqu’il est féminin, nous n’avons quasiment aucune chance de vivre les soins de beauté dans le climat de sérénité idyllique que nous vend l’illusion publicitaire. »

En attirant particulièrement l’attention sur « les pouvoirs de la fiction et de l’imaginaire », tout en ne négligeant pas que « la mondialisation des industries cosmétiques et des groupes de médias aboutit à répandre sur toute la planète le modèle unique de blancheur, réactivant parfois de hiérarchies locales délétères », Mona Chollet, analyse, entre autres, les « normes tyranniques », une vision de la « féminité » réduite à « une poignée de clichés mièvres et conformistes », l’obsession de la minceur, l’insécurité psychique, l’auto-dévalorisation, etc.

En revenant sur les affaires Polanski et Strauss-Kahn, elle insiste à juste titre sur « le désir de maintenir les femmes dans une position sociale et intellectuelle subalterne », sur les banales réactions antiféministes et termine son introduction par le vœux de beaucoup d’hommes « Elles (les femmes) pourraient commencer à raisonner, à contester ; elles pourraient se mettre en tête de devenir des personnes, des insolentes. Puisse le ciel nous épargner encore longtemps une pareille catastrophe ».

L’ouvrage se compose de six chapitres :

  1. « Et les vaches seront bien gardées. L’injonction à la féminité »

  2. « Un héritage embarrassant. Interlude sur l’ambivalence »

  3. « Le triomphe des otaries. Les prétentions culturelles du complexe mode-beauté »

  4. « Une femme disparaît. L’obsession de la minceur, un ‘désordre culturel’ »

  5. « La fiancé de Frankenstein. Culte du corps ou haine du corps ? »

  6. « Comment peut-on ne pas être blanche ? Derrière les odes à la ‘diversité’ »

  7. « Le soliloque du dominant. La féminité comme subordination »

Pour celles et ceux qui ne seraient pas encore convaincu-e-s de se plonger dans cet ouvrage, quelques citations, comme autant d’invitations à lire les analyses de Mona Chollet :

  • « l’horizon sur lequel chacun s’autorise à projeter ses rêves s’est rétréci jusqu’à coïncider avec les dimension de son chez-lui et, plus étroitement encore, avec celles de sa personne »

  • « L’absence d’idéal concurrent et les sollicitations permanentes de la consommation viennent réactiver les représentations immémoriales qui vouent les femmes à être des créatures avant tout décoratives »

  • « un idéal féminin associé toujours plus étroitement à la jeunesse et à la fraîcheur »

  • « Notre apparence, loin d’être un simple ajout inerte sur une identité qui resterait stable, intervient sur nôtre être, le modifie »

  • « Dans une société où l’égalité serait effective, elles auraient droit à un autre rôle que celui de vaches à lait ou de perroquets – ou d’otaries – du complexe mode-beauté »

  • « Le corps est le dernier lieu où peuvent s’exprimer la phobie et la négation de la puissance des femmes, le refus de leur accession au statut de sujets à part entière »

  • « Nous ne sommes que de la matière ; mais cette matière n’est pas la camelote désenchantée que nous nous figurons »

  • « Il y a une différence essentielle entre la démarche qui consiste, pour une femme, à user de divers procédés pour se faire belle et séduisante, sans pour autant résumer son identité à cela, et l’imposition systématique d’attributs destinés à marquer le féminin comme une catégorie particulière, cantonnée à une série limitées de rôles sociaux. »

Pourtant, dans ce cadre qui ne saurait gommer ou annihiler les contradictions, les femmes luttent et pour une part d’entre elles, si elles cèdent, elles ne consentent pas…

Nous devons nous réjouir de l’ensemble des travaux qui interrogent les asymétries entre femmes et hommes, qui déconstruisent les « rôles », qui soulignent ces « petites choses quotidiennes mais répétitives » qui entravent les « avancées » émancipatrices, d’autant plus qu’elles sont souvent reléguées, par certains, à un rang secondaire, comme d’ailleurs souvent le combat global pour l’émancipation des femmes. A l’inverse, il faut (re)affirmer que l’émancipation n’a de sens et de réalité que si elle est celle de toutes et tous.

Puisqu’il est cité, je rappelle le texte de la couverture de Voir le voir de John Berger :« Le miroir a souvent été utilisé comme symbole de la vanité féminine. Toutefois ce genre de moralisme est des plus hypocrites. Vous peignez une femme nue parce que vous aimez la regarder, vous lui mettez un miroir dans la main puis vous intitulez le tableau VANITÉ, et ce faisant vous condamnez moralement la femme dont vous avez dépeint la nudité pour votre propre plaisir. »

L’humour de l’auteure rend la lecture réjouissante derrière la banalité de « l’horreur quotidienne ». Ses analyses rendent palpable que « l’émancipation n’est pas déjà là », quoiqu’en disent certain-e-s. « Non, décidément, ‘il n’y a de mal à vouloir être belle’. Mais il serait peut-être temps de reconnaître qu’il n’y a aucun mal non plus à vouloir être. »

En complément possible :

Sur la chapitre 6, citée par l’auteure, le livre de Rokhaya Diallo : Racisme mode d’emploi (Editions Larousse, Paris 2011) Le sens que nous donnons à l’ordre que nous créons n’est que pure invention

Ilana Löwy : L’emprise du genre – Masculinité, féminité, inégalité (La Dispute, Paris 2006) L’évident et l’invisible et deux livres plus anciens d’Anne-Marie Dardigna : Femmes, femmes sur papier glacé (François Maspero, Paris 1974) et La presse ‘féminine’, fonctions idéologique (Petite collection Maspero, Paris 1978)

Mona Chollet : Beauté fatale

Les nouveaux visages d’une aliénation féminine

Zones, Paris 2012, 238 pages, 18 euros

Didier Epsztajn


Sur le blog de entreleslignesentrelesmots

4 commentaires:

  1. merci pour cette reprise de la note de lecture
    cordialement
    didier
    animateur du blog entre les lignes entre les motshttp://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/

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  2. Je suis en train de lire cet ouvrage: une mine !

    Je surligne, je surligne ! Comme à chaque fois que je lis un essai intéressant, je me dis qu'il me faudrait un billet pour commenter chaque page lue. J'espère que ce flot de réflexions ne finira pas aux oubliettes comme de coutume chez moi :/

    Concernant le commentateur, c'est typique du droit de juger le physique des femmes que se sont octroyé les hommes. Il n'y a qu'à passer devant un bar ou une place pour le vérifier. Internet c'est la place du village, l'anonymat en prime.

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  3. Depuis notre plus tendre enfance nous baignons dans l'atmosphère glauque d'une secte où les préjugés, les habitudes et les non-dits vont bon train .
    Ces femmes filiformes , ces people siliconées de notre époque ont été inventées par les hommes pour assouvir leurs fantasmes . Ce n'est d'ailleurs pas un hasard non plus si les films porno où les femmes sont violentées et traitées comme du bétail pullulent sur la planète et sont même vus en partie par des enfants masculins et féminins qui reproduiront à leur tour ces pratiques barbares .

    Au cours des siècles les formes , les couleurs et les modèles ont changé mais l'esprit est resté le même : rendre les femmes "désirables" pour les hommes et tant pis si elles ne le sont pas tout simplement pour elles-mêmes !

    C'est une torture pour beaucoup de femmes et notamment de jeunes filles qui doivent se construire avec cette idée là qu'il faut forcément pour plaire ressembler à ces caricatures de poupées barbie pour elle quelqu'un(e) dans la vie .
    Effectivement , plus elles essaient par tous les moyens de s'approcher de ces modèles ,plus elles font des sacrifices , des régimes , etc..plus elles se déconsidèrent !

    Cette secte a tout réduit à des valeurs marchandes , à des produits de consommation qu'on prend , qu'on teste et qu'on jette après usage .
    La dictature du marché , c'est à dire du mâle dominant celui qui écrase et qui rafle tout est la règle et ceux qui défendent becs et ongles cette société et les valeurs qui vont avec font en permanence ces analyses comparatives sur leurs objets féminins .
    j'ai entendu des dizaines de fois la même réflexion sur Nafissatou Diallo et Anne Sinclair . Chaque fois j'ai réagi avec virulence car premièrement la beauté ou la féminité n'a pas de critère universel sauf lorsqu'il est imposé ( et c'est malheureusement le cas) et deuxièmement , un obsédé comme DSK se soucie peu de l'aspect de sa proie , ce qui compte c'est assouvir ses besoins par tous les moyens .

    Merci Euterpe pour cet article qui s'attache au fond du problème . J'espère que nous finirons par créer enfin un monde où on ne regardera plus l'autre sexe comme une menace !

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  4. A Didier : merci de l'avoir écrite car elle est parlante et mérite une large diffusion !

    A Héloïse : il ne me reste plus qu'à le lire aussi. Quant au commentateur il ne se trouve pas machiste, m'a t-il répondu. Il pense que je n'ai pas compris et pour prouver qu'il n'est pas macho me sort que (je cite) "le violeur [quant à lui] est forcément laid".
    (Gros soupir).

    A coup de grisou : on inculque aux gens l'idée qu'il n'y a qu'une sorte de beauté féminine, que cette beauté est une grâce pour celles qui la possèdent mais aussi une malédiction CAR ALORS ELLES PEUVENT SE FAIRE VIOLER. Du coup, on a l'impression que le viol n'est pas "donné à tout le monde" et est aussi une sorte de grâce...cette idée est abjecte mais peu de gens semblent s'en rendre compte.
    On inculque également l'idée que le violeur est un frustré n'ayant aucune chance avec les femmes belles (bien sûr il pourrait se taper des boudins mais il aime la beauté, le pauvre étant en fait d'un naturel esthète) car il est lui-même peu attirant.
    Cela permet en effet de faire de la beauté un absolu alors que chacun.e peut essayer de découvrir dans l'autre sa propre beauté, et comme vous le dites permet de combiner commerce et oppression sur cette idée de beauté absolue. Comme cette feuille de lecture nous l'explique, il s'agit de contraindre insidieusement les femmes à se dénaturer et n'avoir pas d'autre identité en dehors de la fonction de se faire "belle" (bêle, bêlante) et de s'évertuer à atteindre cet absolu construit arbitrairement pour les aliéner.

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