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mercredi 23 novembre 2011

Nous sommes toutes des Agnès, des Océane, des Cassandre, des Houria

Fait divers. Expression imprécise, floue. Un "fait", ça peut être n’importe quoi. Quand il est "divers", on élargit le spectre, du chien écrasé au déraillement de tramway, du cambriolage au portable volé. C’est dans cette rubrique que je lis, hier, la terrible histoire d’Océane, huit ans, disparue puis retrouvée assassinée à l’arme blanche. Une de plus. Petite soeur, à jamais inscrite sur une interminable liste que personne ne tient.

Fait divers. Sans nuance, sans degré. Isolé de celui qui le précède et de celui qui le suit. Morts violentes imputables à pas de chance, à la fatalité, au destin tragique de certaines d’entre nous. On ne peut qu’être aveuglé-e par la cécité ambiante. Par le déni.

Combien de temps cela prit-il, dans le Sud des États-Unis de la moitié du XXème siècle (oui, vous avez bien lu, 20ème siècle) pour prendre conscience que les lynchages de personnes de race noire par des personnes de race blanche, finissaient par constituer, un par un, un ensemble d’éléments cohérents dont la fonction était de maintenir les Noirs sous terreur ? La menace planait sur tous même si elle ne frappait que quelques uns. Billie Holiday, puis Nina Simone chantèrent "Strange fruit" pour pleurer les innombrables victimes du lynchage, bras armé d’un système de domination implacable.

Combien de temps faudra-t-il, après l’assassinat d’une personne de sexe féminin par une personne de sexe masculin, pour intégrer dans le champ de la réflexion qu’il se peut que nous ayons affaire à un mécanisme ? Combien de temps pour donner un nom au fil qui relie chaque pierre de ce sinistre collier ? Pour percevoir qu’il s’agit d’une version infiniment ancienne, souterraine, enfouie dans le grand silence de l’omerta patriarcale, d’un mécanisme de contrôle social sur les femmes ? La menace plane sur toutes même si elle ne frappe que quelques unes. De même que l’assassinat d’un Noir par un Blanc n’est pas forcément un crime raciste mais qu’il PEUT l’être et qu’on doit se poser la question, le meurtre d’une femme par un homme peut n’être en rien imputable à la haine machiste mais on peut, on DOIT se poser la question.

Samedi soir, sur Canal, chez Ardisson, un homme a exprimé cette nécessité absolue si on veut sortir de la barbarie. Cet homme, c’est Jean-Michel Bouvier, le père de Cassandre, assassinée cet été en Argentine avec son amie Houria. Il avait élevé sa fille en femme libre, et il a compris, lui, de la plus atroce des manières, que c’est aussi de sa liberté que sa fille a été punie. Jean-Michel Bouvier s’est posé cette question qu’on ne se pose pas : que signifie la mort de sa fille ? Il a perçu la volonté délibérée de nier l’humanité de celle dont on ne s’est pas contenté de prendre la vie, mais qu’on a torturée, anéantie. Pour lui faire payer ce qu’elle était, une femme. Jean-Michel Bouvier se bat désormais pour que le féminicide, c’est à dire l’action de "maltraiter, violer et tuer une femme" parce qu’elle est une femme, soit reconnu dans le droit pénal français. Il a écrit dans ce sens au Président de la République et au garde des Sceaux. Sans réponse à ce jour.

La force du déni est telle que le calvaire des victimes n’est jamais perçu dans son ensemble, malgré sa régularité, sa permanence, sa fréquence, son universalité. A nous de soutenir Jean-Michel Bouvier, à nous de prendre conscience. De compter nos mortes et nos blessées. De décider qu’il est temps de se battre. Pour Océane, Cassandre, Houria et toutes les autres. Pour celles qui ne sont pas encore mortes et qu’on peut encore sauver...

iA


Sur le blog d'Isabelle Alonso trouvé chez Emelire et ici la lettre de J.-M. Bouvier

6 commentaires:

  1. J'ai déjà entendu parler de ce texte du père de Cassandre sur une radio à propos des meurtres de Cassandre et Houria en Argentine, et je le trouve très beau. Je le mets moi aussi en lien sur mon blog. Merci du lien.

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  2. "La menace plane sur toutes même si elle ne frappe que quelques unes."

    Et c'est bien ça le but final, que la menace latente porte ses fruits: conforter les uns dans la supériorité et rabaisser, entraver, limiter les autrEs.

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    1. Et toi ton but final, c'est lequel précisément ? Intimider la gent masculine en lui disant que chacun de ses membres est un malfaisant potentiel ?

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  3. Oui , les femmes sont victimes de ce mécanisme barbare qui veut que les hommes les traitent comme des animaux de boucherie à qui on peut ôter la vie.
    C'est le même mécanisme sordide qui conduit à ceci : "Une journaliste de la chaîne France 3 a déclaré avoir été violemment frappée et victime d'une agression sexuelle de la part d'hommes en civil jeudi au Caire, peu après qu'une journaliste égypto-américaine a fait état de violences sexuelles de la part de policiers"

    et qui fait dire à Rachida Dati ( que je combats pourtant politiquement) :" pour se débarrasser d'une femme", on la poussait souvent "à l'écoeurement, avec des méthodes indignes" en parlant de Fillon et consorts !
    En d'autres temps et dans d'autres partis l'assassinat politique (Edith Cresson ,Ségolène Royal) des femmes a toujours été la règle quel que soit le pays .
    Le féminicide étant le terme juste .

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  4. A Hypathie : merci à toi d'avoir relayé !;)

    A Hélo : oui cette phrase est à graver sur un monument de la lutte contre le sexisme.
    Elle résume bien ce que ces meurtres signifient.

    A coup de grisou : si Rachida Dati exprime des vérités, il est tout à fait louable de le signaler parce que même nos adversaires politiques ont droit à un minimum de respect.
    Ce qui est moche c'est de voir Juppé se pavaner au gouvernement quand on sait comment il en a viré les femmes sous la chiraquie !
    Au Caire, ce n'est pas la première fois. C'est pour cela que les féministes égyptiennes n'hésitent pas à taper des grands coups dans la mesure de leur moyen. Il faut dire que dans les années 40 il y régnait une liberté tout autre qui leur a été ensuite retirée.

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  5. Tiens, moi aussi je vais commencer à piquer des noms de mâles morts et je vais commencer à faire de la propagande en disant "je suis (par exemple) un Charles (potentiel)", c'est dire à quel point je tente désespérément de justifier ma cause avec ce genre de procédé. C'est en fait si léger chez vous que vous ne savez même plus quoi inventer, le ridicule étant votre source première.

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