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lundi 8 juillet 2013

Amina Sboui est toujours en prison, entre autres, parce qu'elle a refusé de se voiler devant le tribunal

François Hollande et les seins d’Amina

Karim Ben Smail | Editeur

Tribune
L’auteur
Karim Ben Smaïl est le directeur des éditions Cérès à Tunis, une maison fondée il y a 50 ans. Elle édite des classiques arabes et français. C’est un proche de la lycéenne au T-shirt de soutien à Amina décrite dans ce texte.

Jeudi 4 juillet, François Hollande, en visite d’Etat en Tunisie, est dans un des deux lycées français de Tunis, accompagné de plusieurs ministres. Au programme : rencontre avec des personnalités de la société civile et avec les meilleurs bacheliers de l’année.
Pendant cette rencontre, à Sousse, se déroulait une audience du procès d’Amina, cette jeune Tunisienne de 18 ans qui a écopé de deux ans de prison pour avoir écrit « Femen » sur un muret à Kairouan ; en réalité pour avoir publié sa photo sur le Net, avec « mon corps m’appartient, il n’est l’honneur de personne » peint sur sa poitrine nue.

Des militantes Femen réclament la libération d’Amina, devant le palais de justice de Tunis, le 29 mai 2013 (Hamml/Sipa)
Il est 16 heures, les lycéens commencent à arriver. Dans le groupe, une jeune femme porte un T-shirt à l’effigie d’Amina, les policiers tunisiens lui interdisent l’accès. « Va te changer, va acheter un autre T-shirt, tu rentrera pas ! ».
La lycéenne ne se démonte pas, et remet la pression sur les épaules des sbires :
« Vous êtes sûrs ? Vous ne voulez pas d’abord demander aux responsables du lycée ? »
Cafouillage, le proviseur est appelé, un peu nerveux, il y va de son sermon : « On t’a pas invitée pour ça, et de toute façon tu n’es pas sur la liste d’invités », vain mensonge qui reviendra tout au long de l’incident.
Amira Yahyaoui est, dans l’établissement, présidente de l’association Al Bawsala. Elle fait partie des personnalités de la société civile tunisienne qui vont s’entretenir avec Hollande devant les caméras. Sa question va précisément porter sur Amina.

« C’est moi qui ferai ce geste à sa place »

Quand elle est informée de ce qui se passe devant les grilles du lycée, elle sort tout de suite et exige qu’on laisse entrer la jeune fille. Refus catégorique de la sécurité tunisienne, sur instructions du proviseur et de certains cadres de l’Institut français, organisateur de la rencontre.

Le t-shirt de la lycéenne (DR)
« Vous entrez, pas elle, pas avec son T-shirt. » Comprenant que tout ce beau monde avait peur d’un geste à la Femen devant le Président, Amira Yahyaoui leur dit : « Dans ce cas, c’est moi qui ferai ce geste à sa place »… Et l’accès lui est également interdit.
Situation délicate, A. Yahyaoui doit être devant Hollande et les caméras dans quelques minutes. Tergiversations, vent de panique parmi le personnel diplomatique. Le « dossier » monte d’un cran, un proche conseiller de l’ambassadeur prend la situation en main, le staff de la sécurité du Président s’en mêle.
« Mme Yahyaoui, pouvez-vous nous garantir que cette jeune fille ne va pas faire une bêtise ?
– Je vous le garantis, mais vous respectez son souhait de garder son T-shirt. »
Le malabar demande à la lycéenne de confirmer : « Tu me donnes ta parole ? » On lui prête un T-shirt sombre pour couvrir le sien, « juste pour passer la garde tunisienne ».

Une photo qui peut nuire à Hollande ?

Dix minutes plus tard, les lycéens sont en rang d’oignons devant le Président et ses invités, notre frêle lycéenne est entourée de quatre « gardes du corps » qui ne la quittent pas des yeux, prêts à intervenir. Ses amis, inquiets, l’interrogent : « C’est quoi le problème ? »
Hollande a fini ses entretiens, il se dirige vers les lycéens, dont notre fauteuse de troubles, qui esquisse alors le geste d’enlever son T-shirt sombre, mouvement de panique des gardes qui se rapprochent d’elle, à portée d’intervention.
Quand Hollande lui sert la main, elle porte le T-shirt scandaleux, mission accomplie ! Mais elle sera interdite de photo avec le Président, les gorilles faisant physiquement barrage et l’empêchant d’approcher. Pitoyable.
En quoi une photo aurait-elle pu nuire à l’image de Hollande ? Comment sa réputation aurait-elle souffert d’être vu aux côtés d’une image de solidarité avec une jeune fille jetée aux fers par le pouvoir, et qui sans nul doute deviendra un des symboles de la résistance ?

Les aberrations du système français

C’est sans doute une anecdote sans grandes conséquences sinon celle de démontrer une fois de plus les aberrations du « système » français : une personnalité tunisienne est invitée à présenter publiquement devant le Président le « cas Amina », alors même qu’une autre jeune femme, issue des élites de l’école française locale, se voit interdire l’accès justement à cause d’un soutien trop visible à Amina.
Les élites des lycées français doivent être « bien sûr elles-mêmes, normalisées et conformes à ce que l’on attend d’elles » : brillantes et obéissantes. Aucune fantaisie n’est tolérée ; surtout, ils ne doivent pas exprimer d’opinions devant le chef, le proviseur y veille ; quitte à les « rayer des listes ».
Tout ce que cette jeune lycéenne voulait faire, c’était attirer l’attention sur le sort d’Amina Sboui, une autre Tunisienne de son âge, et qui croupit dans les geôles de la Tunisie postrévolutionnaire, risquant une lourde peine dès que tout ce beau monde aura plié bagage.
Tout ce que le staff présidentiel a retenu, c’est que Hollande aurait pu se voir imposer le spectacle insupportable d’une paire de seins. Et alors ? Cela me fait penser à cette phrase de Mao : « Quand le sage montre la lune du doigt, l’imbécile regarde le doigt. »
Je laisse le mot de la fin à Amira Yahyaoui, dont le courage et le culot forcent une fois de plus l’admiration. A la fin de ce numéro de grand guignol, elle a résumé l’épisode à un proche de l’ambassadeur de France (le seul qui ait su garder de la hauteur et son calme) : « Vous n’avez rien compris, ce n’est pas ses seins que cette jeune fille est venue vous montrer, c’est son courage. » Ça c’est une femme tunisienne !
N.B. : Amina Sboui est toujours en prison, sous deux chefs d’accusation fallacieux : possession d« une “bombe à gaz”, en fait un spray d’autodéfense, et profanation d’un lieu de culte, pour avoir écrit “Femen” sur un muret de ciment proche d’un cimetière.
Elle risque plusieurs années de prison, ne bénéficie que de peu de solidarité, et garde une dignité et un courage remarquables. Lors de sa dernière comparution devant un juge, elle à jeté à terre le châle traditionnel (safsari) dont on voulait la recouvrir.

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