Dans un livre qui paraît jeudi, Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles, revient sur le «scandale» suscité en France quand il avait pour la première fois évoqué sur son blog le comportement de DSK à l’égard des femmes. Extraits.
L’article de 2007
«Ma chance est de m’être trouvé loin de Paris» p. 16
«C’est dans le cadre de mes activités européennes que j’ai rencontré DSK, puisqu’en tant que ministre des Finances (1997-1999) il a activement préparé le passage à la monnaie unique. C’est alors que j’ai pu constater que son rapport aux femmes était pour le moins particulier, constat que m’ont confirmé tous mes confrères. Il m’a donc paru normal d’en parler dans un portrait que j’ai écrit lorsqu’il a été pressenti pour occuper le poste de directeur général du FMI en juillet 2007. Cet article n’est pas paru dans Libération, mais sur mon blog, les "Coulisses de Bruxelles", hébergé par le site du journal dont je suis salarié depuis 1986 : il me paraissait acquis que jamais le papier n’accepterait que j’aborde cet aspect de sa personnalité, "respect de la vie privée" oblige. Instinctivement, j’ai senti que je risquais, pour la première fois de ma carrière de journaliste, d’être censuré. La presse européenne et internationale s’est immédiatement intéressée à cet article et l’a abondamment cité, alors que les médias français me boudaient, au mieux, me critiquaient vertement, au pire.
«Ce n’est qu’après le 14 mai 2011 que ces derniers ont "découvert" mon article de 2007 : au fond, n’était-il pas la preuve que le comportement de DSK n’était pas un mystère et que tous les journalistes français n’étaient pas des adeptes de la loi du silence comme l’affirmaient les journaux étrangers ? […]
Nous vivons dans un système et ma chance est simplement de m’être trouvé loin de Paris et de ses cercles d’intimité (et de pressions) où le pouvoir côtoie quotidiennement les médias.»
La réaction de «Libération»
«Jamais Laurent Joffrin ne m’a appelé pour m’en parler» p. 32
«Au sein de mon propre journal, mon article a semé la consternation. J’apprendrai qu’il a suscité un vif débat : correspondant auprès de l’Union européenne, je suis rarement présent au sein de la rédaction. Un chef de service me dira même très honnêtement au téléphone que si j’avais proposé cet article au journal papier, jamais mes phrases sur l’agressivité sexuelle de DSK ne seraient passées. Cela étant, mon patron de l’époque, Laurent Joffrin, depuis retourné au Nouvel Observateur (il a fait deux allers-retours entre Libération et l’hebdomadaire), ne m’a jamais appelé pour m’en parler ou me demander sur quels faits je m’appuyais, pas plus qu’il n’a exigé, ce qu’il aurait pu faire, que je le retire de mon blog. Mieux : le site de Libé le mettra en une…»
La loi du silence
«Rien n’interdit d’enquêter, de rendre compte» p. 93
«Cette saga hors du commun aura fait au moins deux victimes collatérales : la première est l’omerta journalistique sur la vie privée des politiques qui est devenue intenable, l’affaire de New York ne se comprenant qu’à la lumière du comportement de DSK à l’égard des femmes. Sa "vie privée" frôle tellement les limites - voire les franchit - qu’elle l’expose à des scandales publics, voire à des chantages de toute sorte. Un tel homme peut-il prétendre exercer un mandat public ? La question mérite à tout le moins d’être posée et les faits connus des citoyens, surtout lorsqu’on prétend aux plus hautes fonctions. Plus que jamais, la règle du journalisme doit être de dire, l’exception de ne pas dire. Certains voudraient que l’on en revienne à la loi du silence en invoquant des dérapages médiatiques qui restent à démontrer pour ce qui est de la presse française. A lire certains commentaires, il aurait même fallu que la presse ne parle pas de l’arrestation de Strauss-Kahn afin de respecter la "présomption d’innocence". Une pudeur qui ne se manifeste guère sur la vie privée vole en éclats lorsqu’il ne s’agit pas de puissants… Surtout, cela montre une incompréhension de ce qu’est la présomption d’innocence : non pas un impératif philosophique, mais une règle de procédure judiciaire qui fait peser la charge de la preuve sur l’accusation. Rien n’interdit d’enquêter, de rendre compte, de donner son opinion. Bref, la presse a fait son travail en rendant compte de cette saga et elle aurait dû davantage le faire dans le passé en ne taisant pas la personnalité de DSK. La "vie privée" des politiques est écornée ? Certes, mais personne n’est obligé de faire de la politique. […]
«La seconde victime est le Parti socialiste qui s’est largement déshonoré en apportant un soutien immédiat et sans nuances à DSK au lendemain du 14 mai ("Il n’y a pas mort d’homme", comme l’a dit Jack Lang) et en réclamant son retour sur la scène politique dès le 1er juillet, à peine la "mort civique" de sa victime présumée connue. Certes, tous ne sont pas sur cette longueur d’onde, mais on n’entend guère les voix discordantes. L’image restera : un PS uni derrière un mâle blanc, riche, puissant, contre une immigrée noire, pauvre, aux fréquentations douteuses. […]
«L’onde de choc de cette affaire risque de se faire sentir longtemps : car DSK aura montré, par son comportement à l’égard des femmes, qu’il ne peut tout simplement pas prétendre représenter certaines valeurs de gauche, en particulier l’égalité homme-femme. Or, cela n’a pas empêché certains responsables socialistes de le soutenir et de continuer à le soutenir.»
La transparence en politique
«La question se pose uniquement pour le sexe et la santé» p. 182
«Ce n’est plus aux politiques, et généralement aux puissants, de déterminer ce qui relève du privé, ce qui leur a donné un pouvoir exorbitant et sans contrôle, mais bien aux médias, sous contrôle des juges européens, qui en la matière ont une vision très protectrice de la liberté de la presse.
«A partir du moment où l’on sollicite un mandat public, il doit être clair qu’on accepte un degré de transparence qui est, évidemment, plus ou moins élevé selon les fonctions auxquelles on prétend. La santé d’un conseiller municipal d’un village n’a pas la même importance que celle du président de la République. Toutes les fonctions, comme toutes les informations, ne se valent pas. Hormis les cas évidents de crime ou de délit révélés à la suite d’une plainte devant la justice où l’article s’impose de lui-même, les journalistes doivent enquêter lorsqu’il y a interaction entre sphère privée et vie publique. La sphère privée, pour un politique, ne peut, en tout cas, inclure les questions financières : comme ordonnateur de la dépense publique, sa probité personnelle doit impérativement être scrutée. La question de la transparence se pose, en réalité, uniquement pour le sexe et la santé. […]
«Si un politique tenait des propos racistes, personne n’hésiterait un instant à les rapporter. Pourquoi une telle pudeur dès qu’il s’agit d’un comportement sexiste ?»
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