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mercredi 7 mars 2012

Jean Quatremer: « Anne Sinclair a une vision pompidolienne de la société »

le 7 mars 2012

Jean Quatremer se défend d’être un « chevalier blanc » du journalisme. Pourfendeur de DSK, ce correspondant historique de Libération à Bruxelles, est celui qui le premier, en 2008, écrivit sur son blog, le tout premier chapitre du roman vrai de la vie de l’ancien patron du FMI. Au nom d’une transparence revendiquée, Jean Quatremer s’est battu pour que tombe l’omerta, ce tabou qui voit la presse française protéger la vie privée d’une classe politique prompte à l’instrumentaliser quand le besoin s’en ressent. « Sexe, mensonges et médias», (Editions Plon), se veut ainsi un regard critique sur les réflexes d’une classe journalistique qui aura protégé DSK comme un seul homme, quand il était au pinacle. Avant de le broyer une fois sur le banc des accusés, de New York à Lille.

Rencontre avec l’auteur.

« L’absolue transparence est de nature totalitaire. Les misérables tas de secrets dont parlait André Malraux sont à préserver si on ne veut pas verser dans un régime inquisitorial», explique Anne Sinclair dans Libération. Auriez-vous franchi l’extrême limite du voyeurisme en enquêtant, le premier, sur DSK, avec l’affaire Piroska Nagy?

Jean Quatremer: Généralement c’est dans les régimes totalitaires que la transparence est réservée aux citoyens et que l’opacité est l’apanage du pouvoir. Je trouve très intéressant qu’Anne Sinclair inverse le propos. Si aujourd’hui ou demain, un juge, un policier, décident de reconstituer votre vie privée, au motif que cela intéresse une enquête en cours, le pouvoir politique, à l’inverse, prétendra bénéficier d’un statut à part qui interdit que l’on s’immisce dans sa vie privée. Lui seul pourrait donc dire à quel moment, il entend se soumettre ou non à la transparence? Mais au non de quel dogme, de quels présupposés? Je pense que la démocratie, c’est exactement l’inverse.

La vie privée des hommes politiques fait-elle désormais parti du champ d’investigation journalistique?

Dés lors que la vie privée d’une personnalité politique peut interférer sur son rôle au sein de la Cité, oui. Prenons DSK. Tout le monde savait qu’il avait un rapport compulsif aux femmes et que cela frôlait souvent le harcèlement. Or imaginer aujourd’hui, sur le plan journalistique, un portrait de DSK sans évoquer ce trait de sa personnalité, confinerait à l’escroquerie. Ce qui a été le cas durant toutes ces années d’omerta absolue.

Ce tabou sur la vie privée remonte en fait aux années 70, quand Georges Pompidou introduit l’article 9 du code civil, destiné à mieux protéger la vie privée de la classe politique et pas seulement, à la suite de l’affaire Markovic et des rumeurs de parties fines qui visaient son épouse, à l’époque. Il est amusant de constater qu’une partie de la gauche et qu’une frange importante du journal auquel j’appartiens, Libération, et également Anne Sinclair, pour revenir à elle, défendent 40 ans plus tard des lois pompidoliennes, avec une vision pompidolienne de la société ! Nombre de journalistes ont intégré cet ordre moral pour en devenir les meilleurs protecteurs et avocats, quand ils devraient, et c’est la nature même de notre fonction, le questionner et le bousculer.

Peut-on dire qu’en, instrumentalisant sa vie privée, en 2007, Nicolas Sarkozy a fait bouger les lignes?

Si virage il y a, c’est François Mitterrand qui l’a opéré avec l’affaire Mazarine, dont il décide de révéler l’existence en organisant sa médiatisation. Les journalistes, à l’époque, ont eu l’air de parfaits crétins en expliquant qu’ils connaissaient cette histoire de longue date, mais qu’ils l’avaient tue, au nom du respect de son intimité. Or en donnant à Paris Match l’exclusivité de cette révélation, François Mitterrand démontrait que l’on était sorti du cadre strict de la vie privée.

Rappelons, également, la période Ségolène Royal, qui convoquait la presse lors de son accouchement et qui 15 ans plus tard poursuivra les journaux qui ont osé parler de sa rupture avec François Hollande. C’est juste caricatural. Quant à Nicolas Sarkozy, il a mis en scène sa vie privée, avec le soutien entier d’une presse qui a servi de relais complice à cette opération de communication politique, sans se poser le moins du monde la question de savoir si cela relevait ou non de la vie privée d’une personnalité politique de premier plan. Qu’il ait été scandalisé par la question du journaliste Arnaud Leparmentier, lequel lui demande publiquement, en marge d’un G20 à Londres, ce qu’il sait des rumeurs qui courent alors sur une prétendue liaison de Carla Bruni avec des tiers, aurait du faire réagir, puisque Nicolas Sarkozy, lui-même, instrumentalisait depuis des mois chaque séquence de sa vie privée! J’ai trouvé, à l’époque Arnaud Leparmentier particulièrement courageux.

En quoi était-il impératif de révéler l’affaire Piroska Nagy ?

Il faut remonter à juillet 2007, quand je publie sur mon blog, sans en référer à mon journal, un portrait de DSK où je mets en exergue son rapport particulier aux femmes. Il s’agissait de mettre en lumière un conflit de culture: ce qui pouvait apparaitre tolérable en France était et reste inconcevable aux Etats-Unis. Or DSK, écrivais-je, à l’époque, s’exposerait à de graves problèmes au FMI s’il venait à déraper. Ce qui s’est produit. Or, c’est à partir de là que l’on a découvert qu’il y avait, quelque part en France, un journaliste qui osait dire les choses. Et je n’en tire aucune gloriole.

Si bien qu’au début de l’année 2008, je vais commencer à recevoir les appels d’un certain nombre de collaborateurs du FMI et de la Banque mondiale qui m’expliquent que Dominique Strauss-Kahn serait englué dans une histoire de sexe : c’est l’affaire Piroska Nagy. Me trouvant à 6000 kilomètres de distance, je fais l’enquête et l’amène un matin à Laurent Joffrin, qui dirige alors Libération. Et je lui demande si je peux aller à Washington, où Piroska Nagy était alors disposée à me rencontrer. Je m’entends dire encore qu’il n’en est pas question, puisque cette affaire n’en est pas une et qu’il s’agissait, là, simplement, d’une relation entre adultes consentants. Au même moment, on évoquait déjà sous le manteau, aux Etats-Unis, une affaire de harcèlement sexuel…

Face à mes arguments réitérés et alors qu’une enquête démarrait au FMI, Laurent Joffrin m’opposera le silence. J’ai fini par dire à mes sources que je ne parviendrai pas à publier quoi que ce soit en France sur cette affaire scabreuse: libre à eux, donc, de trouver un titre plus réceptif, qui accueille ces révélations. C’est ainsi que le 18 octobre 2008, le Wall Street Journal publiera tout.

Et les bras m’en sont tombés. Le plus surréaliste, c’est qu’une fois l’affaire Piroska Nagy dévoilée à la face du monde entier, mon journal et Laurent Joffrin, ne m’ont rien demandé. Circulez, il n’y a rien, à voir. L’omerta. Or l’attitude de Libération, en 2008, était celle de la presse française qui dans un bel ensemble ou presque, – L’Express, notamment-, se pinçait le nez, feignant de ne rien savoir, de ne rien voir.


Comment s’est comporté à votre égard DSK et son premier cercle ? Y a-t-il eu des pressions?

Aucunes. Ne travaillant à Paris, vivant à Bruxelles et ne fréquentant pas les cercles parisiens, j’ai très vite vu que les pressions qui auraient pu s’exercer sur moi si j’avais été en poste à Paris, étaient extrêmement limitées. Et c’est parce que je vis dans un monde où il y a beaucoup d’anglo-saxons, lisant une presse qui n’est pas la notre, que j’ai pu travailler différemment, sans autocensure et en toute liberté. Pour dire vrai, si j’avais été un journaliste basé à Paris, baignant dans les microcosmes de la profession, prisonnier de quelques réflexes de connivence, je n’aurais sans doute jamais travaillé sur cette affaire et encore moins, écrit ce livre. J’entends d’ici les Luc Le Vaillant où Pierre Marcelle, les gardiens du Temple, qui me seraient tombés dessus à «Libé» : Je n’aurais jamais écrit. Quelqu’un m’a même dit, récemment, qu’avec ce livre, si je vivais et travaillais aujourd’hui à Paris, je serais broyé : « blacklisté » par mes pairs.

Mais parfois les choses évoluent dans le bon sens : l’arrivée de Nicolas Demorand à la tête de Libération a permis de faire bouger les lignes. Demorand est en train de changer ce journal, de bousculer, avec beaucoup de courage, ses pratiques. Et c’est très rassurant pour la suite.

Pour revenir à l’entourage de DSK, j’ai juste reçu un jour un coup de fil de l’un de ses hommes lige, Ramzy Khiroun, aujourd’hui chez Lagardère, lequel, d’un ton charmant, m’a demandé, d’abord, pourquoi je m’en prenais ainsi à Dominique Strauss-Kahn. Et ensuite, de retirer mon papier de mon blog. Ce que j’ai refusé, tout net. Ce coup de téléphone, le silence de ma rédaction, l’attitude pour le moins équivoque de Laurent Joffrin, plus ceux qui me disaient à « Libé » que j’avais franchi une ligne rouge…Pour la première fois de ma carrière, j’ai pu mesurer que ce métier comportait des chausse-trappes et que l’omerta était une réalité pesante. La raison d’être du journaliste, c’est de subvertir, de déranger, le pouvoir et non de le conforter et le protéger. L’information, si elle dérange les puissants, ne peut pas être réservée à un petit cercle d’initiées.

L’affaire du Sofitel, puis celle du Carlton, ont-elles modifié la pratique journalistique?

Non. Ces deux affaires ont simplement fait basculer DSK dans la sphère du fait-divers : ce que l’on ne s’autorisait pas quand il était au pinacle est devenu plus facile, dés lors que ces affaires ont été rangées à la rubrique faits divers. En remplissant simplement son rôle, la justice américaine a désacralisé la fonction : tous les verrous, tous les tabous, ont sauté et la vie de DSK est maintenant passée au laminoir. Il est devenu un simple quidam. Au nom de cette banalisation, plus aucune règle ne s’applique : c’est la curée. Tout cela est choquant. C’est ainsi que le traitement nouveau de l’affaire DSK ne montre pas un changement du paradigme : c’est au contraire, la stricte application dudit paradigme. DSK, tombé de son piédestal, tout est maintenant permis.

Faut-il en conclure que la presse française aurait fait son examen de conscience? Pas du tout. La presse a tellement intégré le respect à l’égard de la classe politique qu’elle aura du mal à s’affranchir de ses vieux démons, de ses vieux réflexes. L’affaire DSK est une telle illustration des ravages de la connivence, qu’elle devrait nous servir de leçon. Or je ne suis pas convaincu que celle-ci ait été retenue.

Sur L'Express.fr

2 commentaires:

  1. Depuis le 11 janvier où il est sorti sans promotion, un petit film remplit les salles en France : il s'agit des Nouveaux chiens de garde. Il est resté à l'affiche deux mois chez moi, et ce n'est pas sûr qu'ils ne le réaffichent pas vu son succès. Les séances étaient bondées. Il parle des connivences entre journalistes, hommes (pratiquement rien que des grands mâles blancs) d'entreprises et de conseils d'administrations, et politiques. Voici le lien avec sa bande annonce et sa programmation :
    http://www.lesnouveauxchiensdegarde.com/

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  2. A Hypathie : oui j'ai déjà enregistré l'existence de ce film et vu la bande-annonce mais je ne sais pas si je vais réussir à le voir dans son intégralité. J'attends la DVD.

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