Raconte-moi les Femen...
-
Ma petite-fille, c'est une longue histoire qui a commencé dans les
années 70 de l'autre siècle... ta grand-mère était encore une toute
jeune femme... bien plus tard au début du XXIème siècle, un nouveau mode
de féminisme est apparu marchant dans les pas de l'ancien...
Qu'avaient à dire, à montrer et à proposer les nouvelles féministes
qu'étaient les membres actifs, jeunes, belles et nues, du mouvement des Femen
ayant décrété qu'elles feraient de leurs seins leurs armes? Mouvement
né en Ukraine de l'urgence à vivre libres, entières et en pleine
possession de leur corps, d'un très petit groupe de jeunes femmes qui,
contrairement au féminisme mûr en mesure d'être entendu et relativement
compris par la société démocratique française de 1970, avaient à se
battre contre les hommes mais aussi contre la dictature des hommes.
Contre la religion et contre la confiscation, la marchandisation et la
maltraitance de leur corps de femmes.
Être
libre n'est pas avoir la possibilité d'user de son corps selon les
critères usuels mis en place par une société de fantasme masculin. Vivre
libre n'est pas non plus ruser, se servir de ce corps comme arme pour
le retourner contre l'homme en lui donnant l'apparence qu'il désire ou
que la société désire pour lui, en son nom. En vendant son corps par la
contrainte ou en l'offrant, par amour, en le cédant pour une durée
indéterminée sous forme de contrat quelqu'il soit, on en revient
toujours au même trafic humain et au marché de dupes.
Les Femen
ne faisaient pas dans la finesse, elles étaient courageuses, fougueuses
et déterminées. Elles se battaient à mains nues, partout, dans de
nombreux pays où l'asservissement de la moitié de l'humanité continuait
de s'étendre, sous quelque régime que ce soit, d'une façon plus ou moins
subtile, plus ou moins inadmissible, mais partout inacceptable. Par la
lutte de la rue des hommes et des femmes des gouvernements avaient été
renversés sous les dictatures les plus sanglantes et asservissantes,
mais changer les mentalités et la société représentait un combat qui
devait durer beaucoup plus de temps encore. Elles ne souriaient pas, se
montraient agressives mais avec une touche de candeur et de fraîcheur
renversantes, comme on peut en trouver dans tout mouvement
révolutionnaire à sa naissance.
Les
féministes françaises, les dures des dures des années 70, à présent de
vieilles dames âgées, comme moi, les observaient avec intérêt et
affection mesurée. Jusqu'où iraient-elles? Que produirait ce mouvement?
Personne ne pouvait le prédire mais il existait,
et renversait les codes usuels de la protestation féminine isolée et
sage, installée en ce début de nouveau siècle dans la soumission ou la
compétition avec les hommes, et dans toutes formes différentes de
renoncements. Il appelait d'autres femmes, celles d'autres pays, de
n'importe quel âge. Elles venaient de Kiev, du Caire ou de Tunis, les
unes les autres s'attendre à l'aéroport, portant parfois bébé dans les
bras, tenant les plus grands à la main. Même les femmes plus âgées, qui
ne pouvaient plus exhiber leur poitrail de la sorte souriaient à les
voir et remportaient à travers elles une petite et ultime victoire
souterraine. Le mouvement créait un appel d'air excessif, joyeux et
violent par sa seule expressivité. Les sociologues, historiennes du
féminisme à l'occidentale, fondatrices du MLF, en étaient attendries et
baba.
La
violence de leur action ne l'était pas dans les faits, nulle victime
n'était à déplorer, mais avait lieu au cours d'une transgression de
l'ordre établi qui ne faisait pas que sourire. Elles se battaient seins
nus, ne les "exhibant" pas comme on pouvait rapidement le penser mais
les expurgeant de toute sexualité et maternité. Cela choquait. Ils
devenaient simples porteurs de slogans incompréhensibles maladroitement
conceptualisés mais esthétiquement dérangeants, et au-dessus de ces
corps libres et fièvreusement agités trônaient d'adorables têtes blondes
ou brunes presque passives et classiques, icônes douces de la féminité
cerclées de couronnes de fleurs. Elles recevaient beaucoup plus de coups
radicalement brutaux qu'elles ne pouvaient et n'avaient l'intention
d'en donner. On les tirait à terre par les cheveux, les rouaient de
coups de pieds, les empoignaient sans ménagement maltraitant leur corps
vulnérables mais rendus forts par la détermination de la révolte pour
les violences passées, présentes et à venir faites aux femmes du monde
entier. Grain de sable dans la mécanique à broyer, elles risquaient
d'être violées quand elles manifestaient dans les régimes les plus durs
qui avaient pour habitude de nier l'être femme et d'écraser toute
révolte de cette façon. On les emprisonnait aussi et les expulsait.
Elles continuaient.
Par
quel phénomène étrange cet activisme au féminin pas angélique du tout,
pas serein ni compréhensif, excessif dans sa réponse à l'excès de
violences faites aux femmes, n'empruntait-il pas pour autant les chemins
caricaturaux et parfois criminels de la dénonciation d'une domination,
comme on pouvait le voir par exemple dans celle de la défense par des
groupes ultra violents de la cause animale? La réponse à cette question
ne se trouvait pas dans leurs objectifs (avaient-elles d'autres
objectifs que celui de se manifester?) ni dans les moyens qu'elles se
donnaient pour les atteindre mais dans la cause elle-même. Les femmes
ébauchaient une libération, montraient de manière extravagante comment
elles avaient l'intention de procéder à cette libération, par elles-mêmes et pour
elles-mêmes. Elles ne défendaient pas une autre cause que la leur. Ne
s'acharnaient pas à libérer un groupe, une espèce, une couche sociale.
Elles ne se présentaient pas comme victimes soumises, ni comme soeur,
mère ou épouse d'hommes martyrs. Elles sortaient de l'ombre et
s'attachaient ensemble à devenir elles-mêmes et apprendre à dire non. Un
non sauvage et non négociable. Elles usaient de leur corps comme arme
et de leur cerveau pour élaborer une stratégie échevelée qui striait
d'art brut les lieux les plus compassés, rigidifiés par l'état ou la
religion. Elles n'étaient jamais en panne de créativité pour se faire
voir et entendre.
Elles
avaient mis sur le devant de la scène la cause internationale la plus
universellement laissée en souffrance, celle du corps de la femme,
bafoué, ignoré, vendu, loué, dominé, enfermé. Une femme sans un corps de
femme qu'elle habite librement ne peut pas, ne sait pas dire non. Par bellesplumes.blogs.courrierinternational.com
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire