Le corps des femmes comme champ de bataille
Si le viol a toujours été une arme redoutable de domination patriarcale, en temps de guerre, il se transforme en un outil d’anéantissement de peuples entiers. Dans son ouvrage Violences sexuelles, la nouvelle arme de guerre(1), la journaliste Karima Guénivet a analysé le cas des violences sexuelles planifiées subies par les femmes dans trois conflits contemporains : l’Ex-Yougoslavie, le Rwanda et l’Algérie. Dans le premier, le viol est au service de " l’épuration ethnique ", dans le second, il participe au génocide des Tutsis, et dans le dernier, il est instrumentalisé par les soldats intégristes. L’auteure rappelle que la reconnaissance récente du viol comme crime contre l’humanité est très limitée - car circonscrite à la Bosnie et au Rwanda – et que la sanction de cet acte universel est encore trop peu pris en charge par les sociétés.
Dès le début de ton ouvrage, tu précises bien que le viol n’est pas quelque chose d’anormal qui apparaîtrait seulement dans les temps de guerre, mais comme un phénomène social. Ce que les chiffres en France, 48 000 viols déclarés chaque année, montrent bien.
K.G. : Le viol n’est évidemment pas propre aux guerres, il existe au quotidien dans nos sociétés et nous y sommes confrontées en tant que femme chaque jour. Dans un contexte de guerre, de chaos total, de zone de non-droit, la violence est exacerbée et les viols ne font que redoubler.
Tu analyses particulièrement trois conflits, la Bosnie, le Rwanda et l’Algérie. En parlant du viol en tant qu’arme de guerre, tu évoques l’idée du corps des femmes comme étant un champ de bataille.
Par ce qu’elle représente, c’est-à-dire la garante de la culture, de l’éducation, parce qu’elle est la femme de l’ennemi, sa mère, elle devient l’ennemi à abattre. On utilise le corps des femmes comme un champ de bataille. En violant une femme on atteint l’honneur du mari, sa virilité, mais aussi la communauté entière. On rappelle aux autres guerriers leur incapacité à défendre leurs femmes.
Un autre aspect que tu précises est la relation, pendant la guerre, entre la culture virile et militaire et le viol qui est le fruit des deux précédents.
Il y a tout un fantasme qui se crée autour de l’armée, avec une virilité mise en avant qui engendre la misogynie. Et dans le microcosme qu’est l’armée, on est obligé de rentrer dans le moule, de faire des blagues salaces et d’avoir le même comportement que les autres. Le viol et la guerre sont imbriqués historiquement. Ce qui a permis que le viol s’installe dans ces conflits, c’est qu’on a toujours cru que le viol était propre à la guerre et qu’il était le fait de soldats ivres. Or il ne s’agit pas d’actes isolés, mais de viols massifs et systématiques. Et, pour la plupart, de viols planifiés politiquement. On n’est plus dans le cadre d’un crime sexuel mais d’un crime politique.
Parlons des différentes catégories de violences sexuelles qui peuvent exister dans les guerres. Elles sont utilisées sous-forme de moyen de motivation des troupes, de prostitution forcée, de violence étatique. Peux-tu les préciser ?
Le viol comme moyen de motiver les troupes est l’utilisation des femmes comme butin de guerre, prises avec les biens de l’ennemi, au sein des groupes armés, souvent nomades qui sont ainsi rétribués. Pour la prostitution forcée, l’exemple le plus évident est celui des "femmes de confort", pendant la guerre du Pacifique : des femmes coréennes et philippines, étaient enlevées et forcées de travailler à la solde des soldats japonais dans des bordels, sans être évidemment payées. Il y a une autre forme de prostitution forcée indirectement liée à la guerre. Dans ce contexte, des femmes sont amenées à se prostituer si elles veulent survivre, avoir des rations alimentaires ou qu’on ne tue pas leurs enfants, car parfois il y a chantage à la mort. En ce qui concerne les violences étatiques elles peuvent se faire dans le cadre d’une éviction forcée comme en Turquie avec la minorité kurde. Pour faire partir un peuple, on le terrorise et pour cela on viole les femmes. Il y a aussi l’impérialisme génétique. On le rencontre davantage dans le cadre de la colonisation comme au Timor avec les soldats indonésiens ou dans une volonté de colonisation comme en Bosnie.
La Bosnie justement est la première guerre que tu étudies. Peux-tu resituer ton analyse par rapport au conflit ?
Dans le conflit en ex-Yougoslavie qui se passait, rappelons-le, à deux heures de chez nous, la majorité des viols ont eu lieu entre 1991 et 1993 avec un pic en 1992. Les allégations de viols sont arrivées en France en 1992. Le gouvernement n’a évidemment rien fait et la société civile était très sceptique : qu’une telle barbarie puisse se dérouler à nos portes était impossible. En Bosnie, l’utilisation du viol massif et systématique a été volontaire. Même s’il n’y a pas de preuve directe d’ordres émanant des autorités politiques, on sait par les témoignages de militaires serbes que les ordres venaient de leur hiérarchie. On leur donnait l’ordre de violer et s’ils n’arrivaient pas à le faire, on les menaçait. Certains militaires serbes en sont arrivés à ne pas violer des femmes, mais en leur disant "surtout, racontez que je vous ai violée".
L’impérialisme génétique dont le premier exemple connu est le viol des Sabines à la création de Rome, est une caractéristique de la Bosnie. Là-bas, il y a eu la volonté de violenter des femmes musulmanes et d’enfanter des enfants serbes afin d’éradiquer ce que le pouvoir politique considérait comme la "peste musulmane", c’est–à-dire l’hégémonie du lit musulman. L’infériorité numéraire des Serbes a apporté ce phénomène de grossesse forcée des femmes bosniaques afin d’accroître le nombre de Serbes.
Il y a eu différents cas de viols ; dans les villages, en majorité, dans le but d’évictions forcées. Lors d’une prise d’une ville par une armée ou une milice, les femmes étaient violées sur la place publique, par plusieurs personnes. Ensuite, ces femmes étaient emmenées dans des camps de fortune où elles étaient encore violées pendant les interrogatoires et dans le camp même. Et il y a eu d’autres camps destinés, eux, à faire engrosser ces femmes, où quand une femme tombait enceinte, on la montrait en exemple. On la gardait captive jusqu’à son septième mois de grossesse afin d’être sûr qu’elle ne pourrait pas avorter. Et lors des assauts de ces hommes, ceux-ci leur disaient "je vais te faire un bébé tchetnik, sois heureuse"…
On ne peut pas comprendre ces paroles odieuses sans connaître la propagande de l’identité serbe qui existait à cette période-là.
Il y a eu d’abord une exhumation du mythe serbe qui a commencé à propos du Kosovo. On disait que là-bas les Serbes étaient menacés, que des femmes serbes étaient violées par les Albanais du Kosovo. Et puis ce fut la Bosnie, avec les mêmes rumeurs. Il y a même eu des montages vidéo où on voyait des soldats Bosniaques, en fait des Serbes revêtus d’uniformes bosniaques en train de violer des femmes. ça a été diffusé à la télévision serbe, qui disait "voilà, ce que les soldats bosniaques font à vos femmes, rendez leur la pareille". Cette propagande a servi à légitimer ces viols.
Pour les Serbes, leur identité n’est pas culturelle mais généalogique. Là, où naissait un Serbe, était la Serbie que ce soit dans le ventre d’une femme musulmane ou pas. Je parle de la minorité serbe qui a mis cela en place, il ne s’agit évidemment pas du peuple-même qui, soit a agit endoctriné, soit n’a rien fait.
Il y avait la volonté de détruire, y compris la capacité de reproduction de ces hommes, par l’ablation des testicules, et en les tuant. Et en parallèle, celle de "reconstruire", c’est-à-dire d’ensemencer les femmes avec le "germe" serbe.
Cette situation d’horreur acquiert une dimension encore plus terrible, quand on sait la proximité qu’il y avait dans ces viols : le bourreau et la victime pouvaient se connaître auparavant. Ce fait montre la force de la propagande.
Le phénomène de proximité est important. Aujourd’hui, les guerres sont des conflits civils dans lesquels ce phénomène de proximité est réel. Si on en croit les sociologues, le viol n’est possible que s’il y a une reconnaissance, souvent dûe à un phénomène de proximité. La première chose que font les policiers dans une enquête est, la plupart du temps, de chercher dans l’entourage de la victime, la personne qui a pu la convoiter. Ce phénomène de proximité a, en fait, aidé au viol. Ce qui a été étrange, c’est le phénomène de déshumanisation juste avant le viol : on insultait ces femmes, on les frappait, on leur urinait dessus, on les violait avec des bouteilles ou des bâtons, on les faisait violer par leur fils ou par un voisin aussi musulman.
Dans le génocide rwandais, le viol a été une arme utilisée un peu autrement.
L’utilisation du viol au Rwanda au cours du génocide a été complètement différente de la Bosnie. Si là-bas il y avait une volonté de créer après la destruction, au Rwanda, la volonté était d’anéantir. Tuer ou violer puis mutiler et tuer. Il faut dépasser le clivage ethnique dans ce conflit car à mon avis, il s’agit d’un conflit social. L’ethnie Tutsie était relativement plus riche et plus aisée et quand un Tutsi ne l’était pas il était considéré un peu comme un hutu. Ce qui était frappant, c’était la propagande. Il y a eu tout un mythe qui s’est créé autour de la femme tutsie. Mythe relayé par les médias qui publiaient des croquis représentant la femme tutsie, la montrant ayant des relations sexuelles avec la Minuar (la force des Nations Unies sur place), pour illustrer le fait qu’elle est une espionne au service des belges. On a donc incité la population hutue à fantasmer autour de cette femme considérée comme une européenne à la peau noire. On disait "La femme tutsie est belle, éduquée, faite pour le sexe. Allez voir à l’intérieur !" Ce fantasme est allé tellement loin, que lors des assauts certains miliciens Interhamwe sont allés jusqu’à mutiler ces femmes, à leur couper le clitoris, à le mettre sur un bout de bâton à le planter devant la maison et à dire à tous ceux qui passaient "Regardez à quoi ressemble une tutsie !".
Il y a eu une volonté de diaboliser les femmes tutsie, de les montrer uniquement comme objet sexuel pour faire monter l’agressivité des hommes.
Cela a eu deux effets : nourrir et augmenter l’appétit et la curiosité sexuelle des hommes miliciens mais aussi attiser la haine des femmes hutues à qui on disait que les tutsies volaient les maris. Un phénomène propre au génocide rwandais est l’adhésion et la participation massive des femmes dans les exactions.
Tu expliques que les ordres de viol comme de meurtre partaient de Kigali, puis étaient relayés dans les régions et les communes.
Les personnes inculpées aujourd’hui au tribunal pénal international d’Arusha sont, pour beaucoup des chefs de commune et des responsables politiques. Ce sont eux qui ont ordonné de tuer mais aussi qui ont préparé les armes, et aidé à relayer les médias, notamment les journaux de Kigali. Et il y avait la force extraordinaire de la radio et télévision des Milles collines, qui dès le premier jour disait : "les tombes tutsies ne sont pas encore pleines, allez-y , remplissez-les !". Comme en Bosnie, en disant "si vous ne le faites pas, c’est eux qui le feront", il y a eu la création d’une légitimité. Là encore, on a transformé l’acte d’agression en légitime défense.
Parmi les formes qu’ont pu prendre les violences sexuelles, tu parles de deux cas : les femmes comme butin et les "femmes de plafond".
Dans le premier cas, des miliciens qui vont de ville en ville emportent avec eux leur esclave sexuelle qu’ils abandonneront à un moment donné, mais qu’ils utilisent tous les soirs pour " le repos du guerrier ". Les " femmes de plafond " est un phénomène assez extraordinaire. Ce sont des femmes qui ont été enlevées par les Interhamwe, dont la famille a bien souvent été massacrée par eux, et dont l’un de ces hommes s’est plus ou moins épris et la cache chez lui. Il la dissimule dans un faux-plafond (d’où leur nom) car il sait que les autres viendront la chercher pour la tuer. Il leur arrive d’être bien traitées, dans tout ce que ça a de relatif puisqu’on avait tué toute leur famille. Dans d’autres cas, elles étaient violées quatre ou cinq fois par jour. Lorsque ces "femmes de plafond" ont été interrogées après le génocide, certaines parlaient de ces hommes en disant encore "mon mari". Elles étaient tiraillées entre la haine et le fait que ces hommes leur avaient sauvé la vie. Toutes celles qui ont survécu ont été regardées avec suspicion car on se demandait pourquoi elle avait survécu, si elle avait collaboré et avec qui.
Une autre particularité est l’importance des mutilations.
Les mutilations génitales ont été très importantes au Rwanda, chez les hommes comme chez les femmes, car il y avait ce dessein de détruire. Et on détruisait en premier les organes génitaux, après l’avoir utilisé pour les femmes. Il la laissait pour morte ou la tuait mais non sans lui avoir fait subir des tortures et d’horribles mutilations. Et les mutilations ont été telles qu’après le génocide, il a fallu des opérations de chirurgies reconstructrices, pour permettre à ces femmes une sexualité " normale ", ce qui est difficile, ou d’enfanter.
Le troisième conflit que tu analyses dans ton livre est la guerre actuelle en Algérie. Peux-tu repréciser le contexte des viols qui ont lieu là-bas ?
Il s’agit d’un conflit pour lequel la grille de lecture est difficile, parce qu’il y a une véritable nébuleuse. Il y a deux types de victimes en Algérie. Les plus nombreuses, celles qui ont été agressées, violées et mariées de force aux membres du GIA et les autres victimes des exactions des forces de sécurité et des miliciens. Lorsque je parle des viols des forces de sécurité, il ne s’agit pas de viols planifiés mais de crimes sexuels opportunistes. Là où il y a une stratégie, c’est chez les groupes islamiques armés, on l’a retrouvé dans certaines fatwas. Il s’agit réellement d’une volonté de prendre ces femmes, et de deux manières. Soit les enlever et en faire des esclaves, soit les marier de force à des membres du GIA pour donner naissance à un "bon musulman" puisqu’il aura été enfanté par un "bon musulman". Il ne s’agit pas d’impérialisme génétique mais d’impérialisme religieux.
Même si, en Algérie, les viols sont un peu moins organisés, il y a quand même des caractéristiques qu’on retrouve, notamment les " mutaas " que tu viens d’évoquer.
Les mutaas sont les mariages forcés. Ce mariage temporaire pratiqué par les musulmans chiites, à la base, n’a rien d’une agression : deux personnes décident pour un temps donné qu’elles seront mariées. En Algérie, on enlève les femmes, on les marie de force avec des membres du GIA et on les viole. L’utilisation de ce mutaa, selon mon analyse, sert à légitimer ce viol. Le viol est interdit par l’Islam bien évidemment, le fait de marier ces femmes sert donc à rendre le viol légal : il s’agit de relations sexuelles dans le cadre du mariage… Si en Algérie, où comme dans tout le Maghreb les musulmans sont sunnites, on a observé cette pratique cela s’explique par le fait qu’à partir de 1994, les takfirs ont pris le pouvoir au sein des GIA. Ces derniers étaient des Afghans, c’est-à-dire des moudjahidins ayant fait la guerre en Afghanistan où ils ont côtoyé des chiites. Ils ont certainement importé cette pratique qui est d’ailleurs très utilisée par le Hezbollah.
Pour les intégristes, les femmes sont diabolisées, et font l’objet de toutes les peurs.
Il y a différentes images de la femme dans l’Islam. La bonne musulmane que l’on voile, non pas pour la punir mais pour la protéger des autres, l’esclave, la " sebaya ", qu’on utilise à son gré et il y a l’houri, que le bon musulman retrouvera au Paradis. Lorsqu’on regarde l’utilisation que font ces hommes des femmes, on a l’impression qu’ils s’octroient des houris sur terre.
Venons-en aux réponses qui ont été faites à ces crimes contre l’humanité au niveau international et local. Quelles sont-elles ?
Depuis la création des tribunaux pénaux internationaux, le tribunal de La Haye chargé de juger les crimes de guerre en ex-Yougoslavie, Bosnie, Serbie et Kosovo, et le tribunal d’Arusha pour le Rwanda, le viol est considéré comme un crime contre l’humanité. Par contre, c’est très localisé puisque c’est uniquement pour la Bosnie et le Rwanda. Il ne s’agit absolument pas de reconnaître le viol comme crime contre l’humanité en Sierra Leone aujourd’hui.
Pour l’Algérie, la haute autorité islamique a considéré que les femmes violées par des membres des GIA étaient des victimes, et qu’elles avaient le droit d’avorter dans certaines conditions. Par contre, il n’est absolument pas fait état des femmes violées par les forces de sécurité, la police, ou par les miliciens. Quand ces femmes ont demandé à être indemnisées en tant que victimes de guerre, le ministre de l’Intérieur leur a été répondu que si on les indemnisait, tous les mois lorsqu’elle recevrait leur pension on leur rappellerait l’acte de viol et que quelque part cela équivaudrait à de la prostitution… Donc, la reconnaissance des femmes comme victimes de guerre n’est pas d’actualité. Même s’il y a eu une évolution pour les avortements en Algérie.
On a donc encore une justice à plusieurs vitesses en ce qui concerne le viol. Si on est en France et qu’on porte plainte pour viol, on a des chances de se faire entendre, et encore. Il y a des enquêtes, il faut là encore prouver l’acte, la réputation est en jeu, etc. On va même jusqu’à demander à la femme comment elle était habillée. Donc même chez nous il peut y avoir des soupçons. Dans un pays comme le Mexique, les auteurs de viols sur mineurs peuvent soit accepter d’épouser leur victime, ce qui les "lave", soit faire de la prison. Il est sûr que la plupart d’entre eux épousent la victime. Dans les pays où la Charia fait loi, une femme qui a été violée doit corroborer son témoignage de celui de quatre autres témoins…
Le viol est un acte universel, par contre la justice et les peines qui vont avec sont soumises à la culture, à la volonté du pays, et aussi aux accords de paix. Car souvent quand on est en préparation de paix, le groupe qui doit lâcher les armes demande l’impunité, et ces viols font partie des crimes impunis. Les victimes sont ainsi sacrifiées sur l’autel de la paix, pour la raison d’État.
Concernant les condamnations qui peuvent avoir lieu, il y a le fait de condamner le viol comme crime d’honneur, ce qui est une analyse terrifiante.
La condamnation du viol contre crime d’honneur, est la plupart du temps celle pratiquée jusqu’ici là. Souvent non pas contre l’honneur de la femme, mais contre celui de son époux ou de son père, c’est-à-dire de l’homme qu’elle est censée représenter. Dans les trois conflits que j’ai choisi d’étudier, on est dans des pays où la culture est très importante et la virginité de la femme qui représente l’honneur de sa communauté aussi. Il est évident que l’acte de viol provoque une honte sur elle, mais aussi sur l’ensemble de sa famille. C’est pour cela qu’il est si dur de leur faire reconnaître qu’elles ont été victimes. À la honte s’ajoute le fait qu’elles se sentent coupables. Elles se disent "qu’ais-je pu faire pour être violée ? Est-ce que j’ai provoqué ?". C’est incroyable, qu’en tant que victimes, elles se sentent coupables. Parfois il y a aussi la famille qui interdit d’en parler parce que c’est la honte pour eux.
Tu interroges les structures très peu importantes qui prennent en charge ce genre de chose. Et toute la question psychologique. Un viol ne dure pas qu’un instant, c’est quelque chose qui continue bien après.
Non seulement il y a très peu de structures, mais pour aller dans une structure, encore faut-il déjà assumer. C’est-à-dire reconnaître le viol soi-même ou par rapport aux parents ou la famille, donc se reconnaître comme une victime. Ce pas-là étant déjà très difficile à franchir. Les traumatismes liés aux viols sont divers : on perd, notamment, l’estime de soi et de son corps.
Pour revenir au contexte de la France, tu cites un auteur dans ton ouvrage qui dit que le viol en temps de guerre a la même relation avec le viol en temps de paix, que la Shoah avec l’antisémitisme. En quoi le viol en temps de paix ou de guerre nous interroge t-il ?
Le viol doit nous interroger sur deux choses. D’abord sur l’importance qui est donné à la sexualité de la femme. Je crois que le viol est intrinsèquement lié à la symbolique de la femme. Si la femme n’était pas autant l’objet de fantasmes ; si elle n’était pas aussi symbolique par le danger qu’elle peut représenter d’enfanter un enfant autre que celui de son mari ; si cela n’était pas aussi important, le viol ne serait pas une telle arme. La deuxième chose tient dans la redéfinition totale des relations hommes-femmes. Il ne s’agit pas de revendications de discriminations positives mais de l’égalité tout simplement, de la reconnaissance de soi dans l’autre.
Propos recueillis par Pirouli, mis en forme par Leila