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samedi 12 novembre 2011

Les dessous de l'affaire du Carlton

Par Leah Daprémont Mis à jour

On parlait de call-girls, de parties fines et de détails croustillants. On découvre que cet incroyable «scandale de palace», qui éclabousse des notables lillois, des policiers et aussi... DSK, masque un réseau international de prostitution, des affaires de drogue et des trafics en tout genre. Une enquête édifiante.

«Moi aussi j'ai eu des problèmes avec DSK. Mes filles étaient venues pour ça... et il a quand même trouvé le moyen d'en attraper une dans les toilettes.» Dodo la Saumure, proxénète de son état, ne raconte pas le Sofitel à New York avec Nafissatou Diallo, mais L'Aventure, à Paris, avec sa «compagne» Béa. Selon le roi des bordels belges, Dominique Strauss-Kahn s'en serait pris à la hussarde, dans le sous-sol marbré du restaurant, à cette sulfureuse blonde qui n'aurait pas apprécié. On se pince...

Selon nos informations, le proxénète Dodo la Saumure faisait chanter les prostituées. Il les prenait en photo et menaçait d'envoyer les clichés à leur famille ou à l'assistance sociale si elles voulaient arrêter. (Crédits photo : Sophie Coste)
Selon nos informations, le proxénète Dodo la Saumure faisait chanter les prostituées. Il les prenait en photo et menaçait d'envoyer les clichés à leur famille ou à l'assistance sociale si elles voulaient arrêter. (Crédits photo : Sophie Coste)

Nous sommes le 17 mai 2011, au Smoke Havanas, un bar à filles situé à Tournai, près de la frontière franco-belge. Au milieu de l'après-midi, l'établissement est désert. Mais c'est dans ce cadre feutré que Dominique Alderweireld, dit Dodo la Saumure, veut être vu. Vautré là, dans un canapé en similicuir, et servi par Pat, une blonde fatiguée par trente ans de tapin, le proxénète est maître en son royaume. Dans la fumée âcre des cigares, devant une bouteille de champagne, le décor est planté : Dodo et ses amis rejouent Le Parrain, en nettement moins classe. Il y a trois jours, le patron du FMI s'est fait prendre la main dans le sac au Sofitel de New York. Alors le proxénète de 62 ans veut montrer qu'il «sait» que parmi ses clients il compte aussi des puissants. Ce qu'il ignore, en revanche, c'est qu'au moment précis où il fait le malin, au moment où il jure qu'il «a les flics et les magistrats dans la manche», brandissant la photocopie d'une décision de justice qui le blanchit, il est déjà dans le collimateur de la police. Autant que son ami René Kojfer, responsable des relations publiques de l'Hôtel Carlton, assis en face de lui. Ce grand-père parfumé à l'eau de Cologne, charmeur à souhait, ne se doute pas qu'au moment où il téléphone à «un ami policier qui (lui) doit un service», il est écouté. Tout est déjà écrit. Dans cinq mois à peine, les complices qui se gaussent dans la lumière d'une boule à facettes seront pris dans un immense coup de filet franco-belge.

Une affaire qui aurait pu passer inaperçue si le maquereau et son comparse avaient accepté de «tomber» seuls. Mais non, le tandem Dodo-Kojfer emporte, dans sa chute, onze autres personnes. Parmi lesquelles des notables, un avocat, des policiers, des chefs d'entreprise, les dirigeants du Carlton... Le Tout-Lille aurait perdu la tête dans des parties fines avec des call-girls. Leurs terrains de jeu : des hôtels de luxe dans la capitale des Flandres, à Paris et à Washington.

Au mois d'octobre, la partie s'achève : douze personnes sont mises en examen en France et en Belgique et le nom de DSK est, une fois encore, sévèrement éclaboussé. Mais nous sommes déjà trop loin. L'affaire croustillante qui, depuis un mois, fait trembler la bonne société lilloise, commence loin des flashs. A des kilomètres des palaces, dans les claques sordides de Dodo la Saumure. Au cœur de «l'affaire du Carlton», il y a un réseau de prostitution international. Un réseau qui grandit au fil des années, un réseau porté par une amitié transfrontalière vieille de quarante ans.

Dodo-Kojfer, passage obligé entre le milieu et la bonne société lilloise


Retour en mai, au Smoke Havanas. René Kojfer raconte d'un air entendu : «Nous nous sommes rencontrés dans les années 70-80, avec Dodo, nous fréquentions les mêmes endroits et surtout la même rue.» A cette époque, Dominique, étudiant, et Kojfer, arnaqueur à la petite semaine, partagent la même passion pour les filles et les bars louches. Un sourire aux lèvres, Dodo lance : «Vous connaissez la Carlingue? La French Connection? C'est comme ça que nous nous sommes rencontrés.» Inutile de présenter ces deux organisations du grand banditisme français. Bluff ? Flambe d'un petit maquereau qui se rêve en gros poisson ? Six mois après, alors que le scandale a éclaté, la question mérite d'être posée.
Il y a plus d'une décennie, Dominique Alderweireld, poussé par la tolérance outre- Quiévrain, s'installe à Tournai, une petite bourgade tranquille réputée pour sa cathédrale. Dans la ville et ses environs, le proxénète ouvre jusqu'à onze maisons closes. Mais le Français a déjà un passé. «Il connaissait du monde chez les escrocs, nous confiera un policier français. Quand il s'est installé en Belgique, d'autres ont suivi. Des vieux chevaux sur le retour, spécialistes des trafics en tout genre. Il s'est même frotté aux Gitans.» Dodo a aussi une maison en Corse, qu'il a rachetée avec un certain Jean-Pierre Kerbiche, un Français mouillé dans l'affaire «Roger la Banane», l'histoire jumelle du Carlton, mais sans DSK. Pour le proxénète, c'est la preuve qu'il fréquente le milieu corse. D'ailleurs, dit-il, «pourquoi croyez-vous que j'ai baptisé la société qui gère mon établissement principal: La Brise de Maire?» Une référence au gang mafieux corse, spécialiste des braquages. Dans les rangs des anciennes employées du proxénète, on confirme qu'il lui arrivait d'«inviter» des amis corses dans ses établissements. Cynthia, une ancienne fille, finira même par dire qu'il «organisait du trafic d'armes au téléphone», que «son ex-femme avait déposé une mallette de faux billets à la banque» et qu'il «faisait du trafic de cocaïne transportée par son bras droit, Jean- Jacques Martin, dit L'Assassin». Côté police, on est moins sûr : «Il y avait des Corses qui venaient, mais nous ne pouvions pas les identifier, car ils avaient des voitures de location.» Pour la majorité des agents français, Dodo est «une petite frappe, un informateur connu des services depuis quarante ans». Avant d'admettre qu'ils n'ont «pas vraiment cherché, car il travaillait de l'autre côté de la frontière». Dur retour de bâton pour la police du Nord...

Béa, la call-girl diagnostiquée «psychopathe borderline»


Car s'il est possible que La Saumure ne soit pas le gros bonnet qu'il prétend, il est aujourd'hui accusé d'être à la tête d'un réseau international de prostitution. Au mois de mai, Béatrice Legrain, dite Béa, ex-prostituée devenue son associée, ne s'en cachait pas : «Les étrangères bossent plus, alors nous allons les chercher en Espagne et dans les pays de l'Est.» Cette blonde diagnostiquée «psychopathe borderline», et condamnée pour tentative de meurtre contre son mari, parle cinq langues étrangères. C'est pour cela que Dodo l'emmène autour du monde pour recruter des filles. Béa fera aussi partie des virées avec l'ex- directeur du FMI. C'est elle qui sera victime des assauts de DSK à L'Aventure, à Paris. Quoi qu'il en soit, le couple forme une alliance lucrative puisque, selon nos sources, Dodo serait millionnaire et planquerait son butin dans un paradis fiscal.

Et René Kojfer ? Le pilier du versant français du réseau, lui, ne roule pas sur l'or. Il vit dans une HLM et s'inquiète pour son avenir, car il sait qu'à la fin de l'année, le Carlton lui signifiera son départ à la retraite. C'est sans doute pour cette raison qu'il ne pose pas de questions quand ses complices belges s'attaquent au marché international. Pour le vieux roi du tout-Lille, cela ne change rien : contre une petite enveloppe et quelques heures de plaisirs, ceux-ci continuent de faire venir ses amis dans les maisons closes de son complice (source policière). Et Kojfer peut se targuer d'avoir du beau monde dans son carnet d'adresses : des notables, des policiers, des avocats, des élus, des dignitaires du Grand Orient de France... Huit d'entre eux sont aujourd'hui mis en examen. «Nous savions pour le commissaire, chef de la sûreté départementale du Nord, Jean-Christophe Lagarde, témoigne un policier. Il allait dans les bars où il y avait des filles.» Même son de cloche pour le ténor du barreau lillois, Emmanuel Riglaire, qui n'hésite pas à distribuer sa carte de visite dans les claques de Dodo. Les amis de Kojfer auraient même fait traverser la frontière à certaines têtes d'affiche du cinéma français...

Alors, réseau organisé ou simples virées entre joyeux libertins ? Les policiers penchent pour la première option, car Kojfer et Dodo recrutent de chaque côté de la frontière et plus loin encore (au Maroc, en Espagne, dans les pays de l'Est, grâce à une agence au nom de Béa). «Il faisait travailler des filles sans papiers», assure une source policière belge. D'autres encore parlent de mineures... «Kojfer est un pervers, il aimait les gamines», affirme Christian Mercier, proxénète et principal concurrent de Dodo. Son terrain de chasse ? «La Ddass* de Lille», répond-il. L'accusation est sérieuse et pourtant, lorsque nous avions rencontré le grand-père charmeur, en mai, il s'était empressé de nous montrer la photo de Dahlia, une «lycéenne» de Lille qu'il avait emmenée dîner au Smoke Havanas. Cette «lycéenne» était-elle mineure ? Difficile à dire. En revanche, c'est la preuve que René Kojfer n'emmène pas que ses amis libertins de l'autre côté de la frontière. A Lille, son territoire, il connaît des clients et... des filles.

La call-girl voilée ou la vraie histoire de Mounia R.

Dans une petite rue derrière le Carlton, cet hôtel où se seraient déroulées des parties fines entre notables et prostituées, il y a un appartement. Un boudoir cosy en plein centre-ville, que Kojfer à dégoté pour «son amie», une certaine Mounia R. Call-girl de son état, elle fait partie des «élues» qui participent aux agapes libertines de DSK. Mais cela, au mois de juin, les policiers ne le savent pas. Et c'est par le plus heureux des hasards qu'ils vont découvrir le pot aux roses. L'indic ? Une mystérieuse jeune femme voilée, qui se présente au commissariat pour le vol de ses papiers. Au fil de la conversation, les policiers se rendent compte que la Lilloise n'a cure de son livret de famille. Celle qui n'est autre que Mounia la call-girl veut parler prostitution. L'escort-girl, musulmane pratiquante, décrit des prestations tarifées autour du monde, en Afrique, dans les Emirats et... aux Etats-Unis. Selon nos sources, c'est «son ami» Kojfer qui lui présente des clients. Pour les policiers, son compte est bon : René fait travailler une fille à l'étranger, dans un appartement qu'il lui a trouvé. Mais une question turlupine les services lillois : «Pourquoi Mounia se présente-t-elle au mois de juin pour une pseudo- affaire de vol?» A-t-elle été poussée par le chef des RP du Carlton, qui se demandait comment tirer de l'argent de ses informations sur DSK ? Peut-être, mais quoi qu'il en soit, Mounia n'est pas une prostituée comme les autres. C'est une call-girl. Petite, brune, au physique plus que commun, Mounia est quelqu'un de malin qui sait se tenir en société. C'est pour cela qu'elle a été choisie pour divertir Dominique Strauss-Kahn. Idem pour Béa, polyglotte et femme d'affaires. C'est moins le cas de Jade, trentenaire belge, qui aurait aussi bénéficié des faveurs du patron du FMI. Cette prostituée catapultée call-girl a travaillé dans les claques de Dodo. Là où, selon les policiers, il y a des femmes sans papiers. Là où l'on pousse les filles à prendre de la coke pour mieux les tenir. Là où on les menace de les dénoncer à leurs familles, photos à l'appui, si elles refusent de continuer. Là où, en toute impunité, les deux tontons flingueurs trafiquent depuis des années.

Dodo, Kojfer et les «poulets»

Le Smoke Havanas, une des maisons closes de Dodo la Saumure, a été rebaptisé Le Low Cost. L'établissement est attenant à une crèche et situé en face du commissariat. (Crédits photo : Sophie Coste)
Le Smoke Havanas, une des maisons closes de Dodo la Saumure, a été rebaptisé Le Low Cost. L'établissement est attenant à une crèche et situé en face du commissariat. (Crédits photo : Sophie Coste)

«Dodo, il bosse à l'ancienne, il veut faire glisser les poulets», explique un agent belge. La technique est toujours la même : pour être tranquille, Dodo se propose comme indic et «présente» ses filles aux policiers. Mais la carrière des flics intègres se corse quand ces derniers s'intéressent de trop près à ses affaires, refusent de «glisser» ou de «croquer» (dixit la police). C'est comme ça que deux policiers belges du service de la traite des êtres humains se retrouvent dans le collimateur de l'Inspection générale des services (IGS), sur dénonciation du proxénète. L'un est accusé d'avoir profité d'une fille de Dodo et l'autre, de viol. Jugés «clean», ils seront relaxés. Mais le résultat est presque le même : les agents sont mutés, demandent à changer de service ou finissent par «croquer».«Chez Dodo, nous étions prévenus avant chaque descente de police, histoire de faire sortir les sans-papiers, planquer la dope et les mineures», témoigne une prostituée. Côté français, René Kojfer a des relations dans la police depuis toujours (il est ancien tenancier d'un hôtel géré par la mutuelle de police et est membre du Grand Orient de France, qui compte des policiers dans ses rangs), mais il n'hésite pas, à l'instar de son comparse belge, à «travailler à l'ancienne». «Un jour, René m'a demandé de passer à l'Hôtel des Tours, se souvient un policier français. Je croyais qu'il voulait balancer mais en fait, il me proposait une chambre pour me mettre une fille dans les pattes.» N'ayant pas réussi, selon lui, à le traîner dans les bars de son complice belge, il propose de faire les présentations sur place. Du travail à l'ancienne qui permet «de tenir les policiers par les couilles», résume un agent. Est-ce cela que la bande de joyeux libertins avaient en tête en s'attaquant au très présidentiable directeur du FMI ? Voulaient-ils simplement entrer dans ses bonnes grâces ? Sans doute.

Aujourd'hui, leurs rêves de lobby se sont effondrés. Grâce à un mystérieux indic français, «qui balance Kojfer», et grâce à une information des policiers de Tournai, Dodo, Béa et L'Assassin sont derrière les barreaux. De l'autre côté de la frontière, René Kojfer et sept de ses «amis» sont mis en examen. Le réseau est épinglé et les rues de la petite ville à la cathédrale retrouvent leur tranquillité. Tout est bien qui finit bien ? C'était sans compter sur Christian Mercier, intronisé nouveau roi des bordels frontaliers. Ce dernier a bien l'intention de récupérer la clientèle sélecte de son ancien concurrent. Quinze jours après l'interpellation de Dodo, il a ouvert un nouveau bordel : Le VIP.

*Direction départementale des affaires sanitaires et sociales.


Sur Le Figaro.fr

(Merci à Patricia pour le lien)

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