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samedi 13 août 2011

Rien de ce qui est sexuel ne serait criminel : la violence sexiste occultée dans l’affaire DSK

par Annie Ferrand

D’une part, un crime est par définition quelque chose que la victime ne peut pas désirer et qui est contraire à la vie commune, à la sociabilité souhaitable. Or, on présume que ce qui est sexuel est désiré par les individus et constitue une des bases de la sociabilité. Présumer que le viol est sexuel et non sexiste sape les bases mêmes des poursuites : quelque chose d’ordinaire ne peut être qualifié de crime, quelque chose de désiré ne peut être dénoncé… ces paradoxes jettent un soupçon latent sur la crédibilité des victimes.

Le procès d’intention fait à Mme Diallo en France montre que la notion de "sexuel" évacue celle de crime. Qualifier un crime sexiste de "sexuel" vise donc à le blanchir.

1° Un procès d’intention

Le 14 Mai 2011, Dominique Strauss Kahn, alors patron du FMI, est poursuivi par le procureur de New York pour "acte sexuel criminel au premier degré, tentative de viol au premier degré, agression sexuelle au premier degré, emprisonnement illégal au second degré, attouchements non consentis, agression sexuelle au troisième degré" (1).

Nafissatou Diallo, la victime présumée, est une femme, "racisée", non nationale, prolétaire dans un emploi féminin.

Dès le début, les chefs d’accusation et les constats médico-légaux sont révélés, et la crédibilité de la victime est fortement affirmée par le procureur. Malgré cela, la défense de DSK en France était presque unanime. Journalistes, politiques, personnalités ont expliqué en choeur ce qu’est le libertinage à la française, célébré les spécificités des relations hommes-femmes (amour, érotisme et sexualité) ou dénoncé la judiciarisation des "affaires sexuelles" ou "de moeurs" aux États-Unis. Plus que de simples allusions hors de propos, ces thèses se sont consolidées au point de substituer l’idée de "scandale sexuel" à celle de procédure pénale.

Le crime présumé a été entièrement assimilé à la sexualité pour être rejeté vers la "vie privée". Alors que les uns disaient qu’il n’y avait eu que relation sexuelle, d’autres disaient qu’il ne pouvait y en avoir eu, suivant en cela les avocats de DSK qui ont dit avoir "été surpris de voir apparaître une femme très peu séduisante" (BFM TV, lundi 16 mai). Quoi qu’il en soit, personne ne parlait de crime. Loin d’être transitoire, cette défense spontanée préfigurait une mystification générale. En effet, du début de la procédure à l’annonce de la fin possible des poursuites (6-7 juillet), la presque totalité des intervenant-e-s a occulté les preuves médico-légales de violence pour ne retenir qu’un seul constat : la présence de sperme.

Médias et politiques ont ignoré les ecchymoses au vagin, la déchirure d’un tendon de l’épaule, les morsures et les griffures. Le quotidien Métro, dans son édition du 3 juillet 2011, résume leurs propos :"Une nuée de versions reliées par un seul fait : la relation sexuelle entre Dominique Strauss-Kahn et Nafissatou Diallo". Seule la présence de sperme est considérée comme prouvée, donc seul un fait semble établi : une relation sexuelle. Ainsi, les faits retenus constituant la base des poursuites ne relèvent plus du crime (traces de violence et préjudices) mais de la sexualité. Ce procédé dément la notion de crime, pourtant à la base de la procédure. Dès lors, comment justifier l’investigation à charge et la plainte de la victime ?

Pourquoi les traces de violence sont-elles si facilement "oubliées" ? Parce que leur valeur de preuve a été disqualifiée. Dans l’édition de 23h00 sur BFMTV, le 23 mai, le journaliste explique quelles traces de coups prouvent la contrainte : "Lors de viol, les traces de violence sur les jambes ou sur le sexe. Lors de la fellation, les traces de coups ou de griffure peuvent être liées à la pratique sexuelle". On le voit, quand il y a présomption de sexualité et non de crime, le rapport des faits aux preuves est inversé : au lieu de partir des constats de violence pour déterminer s’il s’agit de sexualité ou d’agression, on part de faits présumés être de la sexualité (fellation, rapport sexuel vaginal ou anal) pour évaluer si les traces de violence sont des preuves ou non. Si le crime est traité sur un plan sexuel, les constats de violence sont ramenés à des traces de sexualité. La crédibilité de la victime est alors mise en doute, non plus sur la réalité du "contact sexuel" mais sur les préjudices qu’elle en aurait subis.

Le 2 juillet 2011, dans l’émission de Ruth Elkrief sur BFMTV, face à l’insistance d’un journaliste sur les preuves de violence, les invités s’obstinent :"Les bas déchirés ? ça peut faire partie d’un scénario". Les preuves médico-légales de violence ? "Ça n’est pas prouvé", répète-t-on. Qu’est-ce qui n’est pas prouvé ? La violence au sens de préjudice illicite. Ainsi, les preuves susceptibles de corroborer la thèse du crime sont neutralisées : elles ne sont plus des preuves dès lors qu’elles renvoient aussi bien à une relation sexuelle qu’à une agression.

Discréditer les preuves de violence réduit la procédure à une "parole contre parole". La crédibilité de la victime devient déterminante. Or la crédibilité dépend du rapport de force social, très largement défavorable aux femmes.

En France, des accusations pour tentative de viol ou le témoignage de journalistes sur l’agressivité sexuelle de DSK n’ont pas fait vaciller la défense dont il bénéficiait. Que nous opposait-on ? La présomption d’innocence. Politiques et journalistes se scandalisaient que l’on puisse le "traiter en criminel". Officiellement, seules les photos de DSK, menottes aux mains, étaient contraires à la présomption d’innocence. Selon eux, cela revenait à affirmer qu’il était coupable. Mais ce principe de droit français a pris une toute autre allure. La diatribe visait en fait la procédure à charge, les actions menées en raison de la présomption de sa culpabilité (le rattraper pour pratiquer des examens, le mettre en garde à vue pour l’interroger, l’incarcérer s’il y a soupçon de fuite). En fait, dans le cas de DSK, il était interdit de présumer qu’il était coupable. Journalistes et politiques ont alors esquissé cette logique folle : tant qu’on n’a pas les preuves, on ne peut pas le traiter en coupable présumé ; or, le traiter en coupable présumé est la seule manière de récolter les preuves. Donc, tant qu’on n’a pas de preuves, on ne peut pas récolter les preuves. Le soupçonner d’être coupable est la seule raison pour laquelle on fait une enquête. Ils et elles invalidaient donc le principe de l’enquête. En opposant obstinément la présomption d’innocence aux preuves de violence, ils et elles récusaient la valeur de l’enquête. En fait, la présomption d’innocence a été l’arme du droit français retournée contre la victime de viol pour récuser sa parole (voir aussi Christine Delphy, 2011).

Le 1er juillet un document du procureur révèle que la victime présumée a menti à l’immigration, au fisc, et au procureur dans l’affaire DSK. Le seul mensonge (démenti depuis) concernant les faits était celui-ci : elle avait dit être directement allée raconter les faits à son superviseur. Puis, le 28 juin, elle aurait dit avoir nettoyé une chambre avant de prévenir le superviseur. Autre élément, elle aurait caché un coup de fil à son mari en prison : près de 24 heures après le crime présumé, elle lui a raconté ce qu’elle avait subi, il lui a demandé comment elle allait, elle lui a répondu qu’il ne devait pas s’inquiéter."Ce mec a beaucoup d’argent, lui dit-elle. Je sais ce que je fais."(2) Cette dernière phrase a eu l’effet d’une bombe sur sa crédibilité. Car elle a été révélée dans un contexte propice à faire passer la victime présumée pour la manipulatrice absolue :"la pute". Le 3 juillet 2011, le New York Post lance la rumeur que la Nafissatou Diallo était "habituée à avoir des relations tarifées avec des clients du Sofitel". Le journal évoque même un réseau de prostitution guinéen. En raison des mensonges reprochés à Nafissatou Diallo, le 1er juillet DSK est libéré sur parole.

Pourquoi la phrase de Nafissatou Diallo a-t-elle détruit sa crédibilité ? Car elle a étayé le stigmate de "pute". Pourquoi ? Parce que si l’enjeu pénal est situé au plan sexuel, les dommages et intérêts (dont elle parle visiblement) ne renvoient plus à la réparation d’un préjudice mais au monnayage d’une relation sexuelle, donc à la prostitution. Alors que les dommages et intérêts n’effacent pas un crime, ici, ils pourraient transformer le crime en prostitution en payant la "relation sexuelle" à quoi se résument les faits.

De victime, celle qui porte plainte pour viol est devenue coupable. Retournement qui repose encore sur une disqualification des traces de violence, psychiques cette fois. Les recherches sur les psychotraumatismes le prouvent : les inexactitudes sur les faits ou certains comportements peuvent être des symptômes du traumatisme (anesthésie émotionnelle, désorientation, passivité liée à la sidération et la dépersonnalisation, amnésie péri-traumatique, sentiment d’irréalité, etc) (3). Or, ils sont retournés contre la victime. Feindre d’ignorer que la conscience puisse être altérée par un viol est encore une manière d’en nier la gravité. Au contraire, l’accusé bénéficie d’une empathie confinant à la compassion : il aurait été débordé par ses "pulsions", poussé à l’"acte manqué", voire au "suicide inconscient" (entre autres, J.A. Miller).

En France, aucun défenseur acharné de la présomption d’innocence ne l’a évoquée quand les avocats de DSK ont dit vouloir attaquer Nafissatou Diallo pour dénonciation calomnieuse. Au contraire, médias et politiques ont sonné la fin des poursuites dès la libération sur parole de DSK. Pourquoi pensent-ils qu’il suffit de détruire la crédibilité de la victime présumée pour annuler les poursuites pour viol ? Surtout, pourquoi pensent-ils que sa crédibilité ne repose pas sur des preuves corroborant sa version des faits et la violence, mais sur sa moralité et ses comportements ? Car c’est vrai, en France. Parmi les rares affaires de viol jugées, une majorité bénéficie d’un non-lieu grâce au procès d’intention intenté à Mme Diallo, comme le dénoncent les collectifs féministes ou le Dr Muriel Salmona ("La nausée").

2° Qualifier le crime de "sexuel" pour neutraliser les preuves de violence

Sur quoi repose cette entreprise de blanchiment d’un crime sexiste ? Sur ceci : présumer que les faits sont sexuels. Si les faits à la base des poursuites sont réduits à un fait normal (relation sexuelle), seul le comportement de la victime permet de les qualifier de crime.

Contrairement à des faits criminels, les faits sexuels peuvent être désirés. C’est pour cela que la qualification des faits repose sur la notion de consentement. Dès lors, effacer les éventuelles traces du crime est facile : les définitions patriarcales de la sexualité donnent un statut d’exception à la violence exercée contre les femmes, donc les traces de violence ne prouvent plus le préjudice. En effet, pour la psychanalyse, la sexologie (4) ou la pornographie, la sexualité est une violence naturelle désirée par les femmes. L’industrie pornographique n’est qu’une reprise néolibérale de ce credo sexiste. Elle canalise les revendications de liberté et de plaisir des femmes en créant le sujet qui trouve plaisir et liberté dans la subordination : la "salope". Au centre de son érotisme : le viol (Andrea Dworkin, 1981 ; Diana Russell, 1998 ; Gail Dines, 2010).

Contrairement à ce que les pornographes disent, ils ne montrent pas la sexualité "crue", "technique", "sans sentiment". Ils en diffusent une vision pétrie d’un sentiment : la haine. La haine sexiste surtout, mais aussi la haine raciste. Tous les actes sont scénarisés pour provoquer le mépris des femmes et exciter l’envie de les brutaliser. La pornographie érotise la violence en la justifiant par une nature "profonde" des femmes : leur jouissance de "salope" est tellement dégradante qu’elles doivent y être menées par la force. La pornographie construit la sexualité et la "salope" dans un même geste. Elle définit les femmes par leur sexualité dégradante, et la sexualité comme ce qui dégrade les femmes. La nature féminine est alors contraire, point par point, à la nature humaine (5) : pour "La Femme", la liberté est synonyme d’aliénation, l’égalité se trouve dans la soumission, le plaisir découle de l’humiliation et le désir mène à l’autodestruction. La sexualité féminine est aussi point par point contraire à la sexualité décrite par Foucault, synonyme de construction de soi, identité et liberté. "La Femme" jouit de tout ce qui détruit, humilie ou déshumanise un Homme : abdiquer sa volonté, sa dignité et sa liberté, livrer son corps à la volonté et aux gestes de l’autre.

Cette propagande attaque nos droits en sapant notre crédibilité : comment porter plainte contre les violences dites "sexuelles" si ce qui fait souffrir ou dégrade un humain (un homme) est sensé nous faire jouir ? Comment être un sujet de droit quand la subjectivité "féminine" confine à l’irresponsabilité (ne pas savoir ce que l’on veut, dire oui en disant non, désirer sa propre destruction) ? Comment prouver le préjudice des violences sexistes quand même le viol est au centre des normes dominantes de sexualité ? Chaque crime, chaque délit sexiste a déjà un profil "porno" : la femme noire qui jouit d’être violée et frappée par un Blanc quand elle nettoie sa chambre, c’est déjà un scénario. Comment déposer plainte ou susciter l’empathie quand les flashs pornographiques parasitent la perception des policiers, des magistrats ou des journalistes ?

3° Si c’est sexuel, il n’y a pas mort d’homme

Déqualifier un crime sexiste en "sexuel" a donc des conséquences irréductibles sur le statut des preuves de violence. Cela les assimile à des traces de sexualité. Construite par la pornographie, elle est réputée sadomasochiste. Alors, les traces de violence ne prouvent plus la violence au sens de préjudice illicite. Les preuves de vice de consentement (violence) sont disqualifiées. De plus, la définition du crime dit "sexuel" change : il n’est plus un ensemble de préjudices à prouver (traces de violence, séquelles psychotraumatiques) selon des critères standards d’atteinte à la personne humaine. Ces critères ne valent plus pour les femmes quand les faits sont dits "sexuels" car la violence dans la sexualité est sensée ne pas porter atteinte à leur intégrité. La question pénale n’est pas, comme dans les crimes : "Sachant ce qui porte préjudice à un sujet, les faits sont-ils un crime ?" Mais : "À quoi peut consentir une femme ?" En matière de crime sexiste dit "sexuel", les limites du juste et de l’injuste sont donc fonction de préjugés sur la sexualité des femmes.

Dès lors la logique sexuelle prévaut sur la logique criminelle. Si la sexualité est une violence "bonne" car nécessaire, la victime se plaint-elle d’être détruite par des actes qui en soi détruisent ? Non : elle se plaint de ce qui aurait pu se passer bien … si elle avait consenti. Rendre publics de tels faits relève-t-il alors vraiment de la justice ? Non : il s’agit d’un scandale, où une femme révèle sa vie sexuelle et celle d’un homme, et scandalise l’opinion par des détails sulfureux. L’agresseur est-il pleinement responsable ? Non. La motivation du crime étant présumée sexuelle, l’irresponsabilité découle du caractère prétendu mécanique (et non relationnel) de la sexualité masculine. Ceci sape la notion d’intention coupable, critère important dans la condamnation. Par exemple, J.-A. Miller (ici), psychanalyste renommé, prête aux "martyrs" de la "pulsion" comme DSK un état d’"inconscience"- une aberration psychiatrique et pénale. Les impulsifs sexuels devraient alors être soignés et non incarcérés. Claude Hagège (9 juin 2011,"Ce soir ou jamais") assure qu’"une cure aide[rait DSK] à dominer […] ses pulsions".

Mais surtout, si les traces de violences ne prouvent pas le préjudice, alors on ne peut prouver un crime. La vérité ne pourra donc surgir que d’un affrontement "parole contre parole". La vraisemblance des faits dépend alors de la cohérence de son comportement avec les idées dominantes sur la "bonne victime" de viol. De plus, la crédibilité de la victime devient déterminante. De fait, la détruire fait disparaître entièrement la base de l’accusation. Quels sont les deux stéréotypes sexistes qui discréditent toute plainte pour violences ? La "salope" et la "pute", car l’une prend plaisir à tout, rien ne la détruit ; et l’autre incarne la "vendue", au double sens économique et moral du terme (6). Voilà pourquoi invoquer des scénarios SM, des mensonges ne portant pas sur les faits ou la prostitution suffit aux garants du pouvoir pour annuler les bases des poursuites en matière de viol.

Les faits présumés dans l’affaire DSK sont un crime dans le droit français. Or, Jack Lang (JT de 20h du 17 mai 2011) a dit ne pas comprendre pourquoi DSK n’a pas été libéré "alors qu’il n’y a pas mort d’homme". Face à un économiste qui tentait de lui faire comprendre qu’on ne pouvait briguer de fonctions politiques après avoir été condamné pour un crime, Claude Hagège (ibid.), linguiste renommé, nuance : "Crime sexuel ! C’est pas un crime au sens fort". En fait, qualifier la violence sexiste de "sexuelle" disqualifie la notion de crime. D’une part, un crime est par définition quelque chose que la victime ne peut pas désirer et qui est contraire à la vie commune, à la sociabilité souhaitable. Or, ce qui est sexuel est présumé être désiré par les individus et être une des bases de la sociabilité. Présumer que le viol est sexuel et non sexiste sape les bases mêmes des poursuites : quelque chose d’ordinaire ne peut être qualifié de crime, quelque chose de désiré ne peut être dénoncé… ces paradoxes jettent un soupçon latent sur la crédibilité des victimes. D’autre part, un crime est une violence au sens de préjudice. Or la sexualité est définie comme une violence juste et non préjudiciable car naturelle, désirée par ses "victimes". Cette idée de "violence naturelle" est en contradiction totale avec la notion de crime. Enfin, quels sont les préjudices d’un crime ? Douleur, humiliation, négation de l’humanité et réduction à l’objet. Or toutes ces violences se retrouvent dans la pornographie, où elles sont sensées mener les femmes à la jouissance.

4° Le viol n’est pas un crime "sexuel" mais un crime sexiste

Dans les premiers jours, certains défenseurs de DSK ont jeté le doute sur la crédibilité de la victime en disant qu’il n’avait pas besoin de prendre de force ce qu’il pouvait obtenir par son charme ou par l’argent. Ils établissaient alors un continuum sexuel du viol à la sexualité réciproque en passant par la prostitution. Dans cet amalgame, la sexualité en tant que relation humaine - particulière car basée sur le désir réciproque - est totalement vidée de sa substance.

Ni relation ni désir réciproque ne construisent le continuum. N’est retenu qu’un élément technique : le contact entre organes sexuels. Or, comme le rappelle Christine Delphy (2005) : "Qu’est-ce qu’un rapport sexuel ? Cela existe-t-il comme entité technique indépendamment de ce qu’est, justement, le rapport avec la personne avec qui il "fait" cet "acte" ? Evidemment non. Tout rapport est un rapport. Cette technicisation de l’idée de sexualité est, à mon sens, profondément essentialiste et biologisante. Dire que la sexualité pourrait n’être qu’un acte physiologique, ou technique, c’est une mythification patriarcale".

Le procédé est aussi mensonger qu’établir un continuum à partir d’un seul fait technique : se serrer dans les bras l’un de l’autre. Cela assimilerait l’accolade entre amis à celle entre le président français et un président d’ancienne colonie et à l’enlacement de boxeurs qui s’empêchent l’un l’autre de porter les coups. Ce continuum mensonger repose sur la négation de l’enjeu relationnel qui seul peut distinguer l’amitié d’une agression. Cette stratégie permet aux dominants d’occulter les violences qu’ils jugent légitimes envers les opprimé-e-s. Dans l’affaire de viol présumé, elle était bien entendu le secours spontané de certains hommes porté à un des leurs.

Ce réflexe a bénéficié d’un semblant d’objectivité quand les médias n’ont retenu des preuves de violence que la présence de sperme. En vertu d’un point commun, viol et relation sexuelle seraient un même "contact sexuel". Ici aussi l’enjeu relationnel est nié pour effacer la relation d’agression. Le procédé est aussi mensonger que réunir un match de boxe et une ratonnade commise par un homme blanc contre un Arabe sous l’idée de "contact sportif". Dans les deux cas, il y a usage des poings et des pieds. On pourrait choisir de ne retenir qu’un seul constat : des traces de coups de poings et de pieds - qui prouveraient quoi ? La rencontre sportive, car les règles de la boxe française sont respectées. Il s’agirait alors de savoir si la victime était consentante. La ratonnade pourrait être qualifiée par les médias de "contact sportif non consenti", et par la justice, d’agression sportive. D’où viendrait cette perception ? De l’agresseur. Car la ratonnade est perçue par lui comme un moment divertissant de sport. Selon lui, il n’a pas agit par racisme, simplement il a ses idées sur les "Arabes" : exotiques, différents, impulsifs, ils et elles sont des partenaires de boxe privilégiés. Il ne voulait pas détruire sa victime, il savait qu’un "Arabe" ne demanderait que ça. Heureusement, il existe un consensus pénal : face à des traces de coups de pieds et de poing, il n’y a pas présomption de sport. Les traces de coups sont a priori des preuves de violence illicite. Face à l’alibi du sport, on dit "agression". Il existe aussi un consensus politique, établi par la lutte antiraciste : face à l’alibi de la différence, on dit "raciste". Quand un Blanc agresse un Arabe, il y a présomption d’agression raciste.

Mais quand un homme agresse une femme, il y a présomption de sexualité. Les traces de violence ne renvoient pas à l’agression mais à la sexualité. Le caractère sexué des protagonistes n’évoque pas les inégalités globales mais La Différence des sexes. Le caractère ciblé de cette violence n’indique pas la haine sexiste mais le désir sexuel. En fait, un crime politique renvoie à la Nature. Or le viol est au sexisme ce que le lynchage est au racisme : motivé par des stéréotypes, l’agresseur cible sa victime en raison d’un seul critère, la "marque naturelle" de son infériorité, sexe ou couleur de peau (C. Guillaumin 1992 : 171-194).

Dr Muriel Salmona rappelle (2011, ici) :"Les violences sexuelles n’ont rien à voir avec un désir sexuel ni avec des pulsions sexuelles, ce sont des armes très efficaces pour détruire et dégrader l’autre, le soumettre et le réduire à l’état d’objet et d’esclave. Il s’agit avant tout de dominer et d’exercer sa toute-puissance. Les viols sont des mises en scène de meurtre […] Les violences sexuelles […] ont le triste privilège de partager avec les tortures le palmarès des violences les plus graves, les plus destructrices et les moins dénoncées". Les femmes qui dénoncent un viol par un inconnu ont presque toutes éprouvé la peur de mourir ; si l’agresseur est un proche, elles disent avoir vu chez lui la volonté de détruire, d’humilier, de faire taire ou d’avoir une revanche totale. Qualifier les faits de sexuels impose la version de l’agresseur aux victimes. Or si l’on adopte le point de vue de l’agresseur sur les faits et sur les préjudices subis par la victime, le crime n’en est plus un : ni violent ni injuste, loin d’être condamnable, il est même excitant. Il devient impossible de dénoncer la violence qui caractérise le crime.

  • Requalifions toutes les violences ciblées contre nous de "sexistes" : allusions, harcèlement, agression ou crime.

  • Refusons de considérer comme "sexuel" ce que les hommes vivent comme tel : harcèlement, viol, prostitution, pornographie, sadisme sexuel. Ces violences rentrent dans les définitions dominantes de la sexualité. Il est donc vital pour nous de refuser ce que le pouvoir nomme "sexualité".

  • Dénonçons la notion juridique de consentement car elle camoufle la majorité des violences sexistes : les hommes contrôlent ce dont nous avons besoin (accès au logement, à l’emploi, aux ressources), ils ont donc les moyens de nous faire céder. Ils colonisent, médiatisent et aliènent nos consciences (proximité physique, exploitation, médias), ils ont donc les moyens de nous faire consentir. Juger les violences spécifiques (sexistes, patronales, racistes, néocoloniales, pédocriminelles) à partir du consentement des victimes est une arnaque juridique créée par et pour le pouvoir.

  • Réapproprions-nous notre désir, exproprié et réduit au consentement : consentir à ce que l’autre propose n’est pas désirer. Si notre désir consiste à répondre "oui" ou "non", c’est qu’il n’est pas autodéterminé.

  • Redéfinissons le viol à partir du désir : il n’est pas l’absence de consentement mais l’absence de désir. Il deviendra alors possible de dénoncer radicalement la prostitution et toutes les formes d’expropriation de notre sexualité, tous les chantages (au logement, au travail, à l’argent, aux ressources ou à l’amour).

  • Rappelons des vérités simples.
    . Les affaires de viol ne mènent pas par nature au "parole contre parole" : le viol n’est pas un crime parfait, il laisse des traces, reste à ne pas les effacer.
    . Le viol cause un psychotraumatisme : les inexactitudes ou les incohérences d’une plaignante peuvent être des traces de souffrance.
    . Même si elles sont socialisées pour s’anéantir pour et avec un homme, les femmes ne sont pas des clichés pornographiques : elles ne pensent "oui" en disant "non", elles ne jouissent pas de ce dont elles se plaignent.
    . Les femmes sont corvéables sans limites dans l’espace domestique ou dans les plantations esclavagistes mais pas partout : un homme ne peut exiger d’une femme de ménage qu’elle le serve sexuellement ; s’il impose à une femme prostituée des actes qu’elle refuse, c’est un viol au sens pénal.

    Notes

    1. "Les 7 chefs d’accusation retenus contre DSK", Le Parisien, 16 mai 2011.
    2."Vance, histoire secrète d’un fiasco judiciaire", Le Figaro, 8 juillet 2011.
    3. Consulter le site consacré aux psychotraumatismes.
    4. Pour une critique féministe de la sexologie voir Sheila Jeffreys (1985).
    5. Le rapport Taguba liste parmi les "abus" commis à Abu Graib : gifler les détenus, les filmer nus et dans des positions sexuelles, forcer des hommes à porter des dessous féminins, un garde violant une détenue (Voir ici). Toutes ces violences, relevant des traitements dégradants et de la torture, sont commises contre les femmes pornographiées et estampillées "sexualité".
    6. Faute de place, je ne peux que rappeler les autres préjugés utilisés contre Mme Diallo : le sexiste et classique "domestique", le sexiste et raciste "au sang chaud", le nationaliste "immigré menteur et voleur". Cf. C. Delphy (coord.).

  • Sur le site de Sisyphe
  • 1 commentaire:

    1. J'ai trouvé cet article particulièrement pertinent. On touche au fond du problème. Je copie colle des extraits de discussions que j'ai eues sur un autre fil, et qui m'ont été directement inspirées par cet article.

      "(...) En France, 9 plaintes sur 10 n'aboutissent pas, sans qu'il soit spécialement question d'argent. Mais on ne les croit pas quand même... On trouve toujours de bonnes raisons de ne pas les croire.
      Peut être qu'on n'a pas envie de les croire ? On a envie de cantonner ça aux domaine privé, "sexuel", alors qu'on confond sexuel et sexiste, violence sexiste.

      Ca doit se combattre au grand jour et clairement.

      (...)C'est le coeur du problème. Tout ce qui est sexuel est censé être d'ordre intime, donc privé. On sent bien la réticence des législateurs, enquêteurs à se mêler de ce genre d'histoire. A vouloir jeter un voile pudique dessus. Et c'est humain. (Exactement la posture publique dans l'affaire DSK, d'ailleurs)

      C'est un travail particulier. Il faut avoir cloisonné bien clairement ce qui est du domaine de la liberté sexuelle, histoire privée, et ce qui est du domaine de l'infraction, qui entre dans le domaine public, dans le cadre de la protection du citoyen, et qui touche au sexuel, les crimes sexistes.

      N'importe quel flic ne peut pas faire ça. Il faut avoir été formé, sensibilisé, et avoir le coeur bien accroché parce qu'on touche à l'intime, et c'est glauque.
      Toute la politique menée autour du sujet en France est à revoir.

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